Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1345

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Louis Conard (Volume 6p. 439-442).

1345. À GEORGE SAND.
[Croisset, nuit de lundi, 28 octobre 1872.]

Vous avez deviné, chère maître, que j’avais un redoublement de chagrin, et vous m’avez écrit une bonne lettre[1] bien tendre. Merci ; je vous embrasse plus fortement encore que d’habitude.

Bien que prévue, la mort du pauvre Théo m’a navré. C’est le dernier de mes amis intimes qui s’en va. Il clôt la liste. Qui verrai-je maintenant quand j’irai à Paris ? Avec qui causer de ce qui m’intéresse ? Je connais des penseurs (du moins des gens qu’on appelle ainsi) ; mais un artiste, où est-il ?

Moi, je vous dis qu’il est mort de la «  charognerie moderne ». C’était son mot, et il me l’a répété cet hiver plusieurs fois : « je crève de la Commune, etc. »

Le 4 Septembre a inauguré un ordre de choses où les gens comme lui n’ont plus rien à faire dans le monde. Il ne faut pas demander des pommes aux orangers. Les ouvriers de luxe sont inutiles dans une société où la plèbe domine. Comme je le regrette ! Lui et Bouilhet me manquent absolument et rien ne peut les remplacer. Il était si bon, d’ailleurs, et, quoi qu’on dise, si simple ! On reconnaîtra plus tard (si jamais on revient à s’occuper de littérature) que c’était un grand poète. En attendant, c’est un auteur absolument inconnu. Pierre Corneille l’est bien !

Il a eu deux haines : la haine des épiciers dans sa jeunesse, celle-là lui a donné du talent ; la haine du voyou dans son âge mûr, cette dernière l’a tué. Il est mort de colère rentrée et par la rage de ne pouvoir dire ce qu’il pensait. Il a été opprimé par Girardin, par Fould, par Dalloz et par la troisième République. Je vous dis cela parce que j’ai vu des choses abominables et que je suis le seul homme, peut-être, auquel il ait fait des confidences entières. Il lui manquait ce qu’il y a de plus important dans la vie, pour soi comme pour les autres : le caractère. Avoir manqué l’académie a été pour lui un effroyable chagrin. Quelle faiblesse ! Et comme il faut peu s’estimer ! La recherche d’un honneur quelconque me semble d’ailleurs un acte de modestie incompréhensible.

Je n’ai pas été à son enterrement par la faute de Catulle Mendès, qui m’a envoyé un télégramme trop tard. Il y avait foule. Un tas de gredins et de farceurs sont venus là pour se faire de la réclame, comme d’habitude, et aujourd’hui lundi, jour du feuilleton théâtral, il doit y avoir des morceaux dans les feuilles ; ça fera de la copie. En résumé, je ne le plains pas, je l’envie. car franchement la vie n’est pas drôle.

Non, je ne crois pas le bonheur possible, mais bien la tranquillité. C’est pourquoi je m’écarte de ce qui m’irrite. Un voyage à Paris est pour moi maintenant une grosse affaire. Sitôt que j’agite la vase, la lie remonte et trouble tout. Le moindre dialogue avec qui que ce soit m’exaspère, parce que je trouve tout le monde idiot. Mon sentiment de la justice est continuellement révolté. On ne parle que de politique, et de quelle façon ! Où y a-t-il une apparence d’idée ? À quoi se raccrocher ? Pour quelle cause se passionner ?

Je ne me crois pas cependant un monstre d’égoïsme. Mon moi s’éparpille tellement dans les livres que je passe des journées entières sans le sentir. J’ai de mauvais moments, il est vrai, mais je me remonte par cette réflexion : « personne, au moins, ne m’embête. » Après quoi je me retrouve d’aplomb. Enfin il me semble que je marche dans ma voie naturelle : donc je suis dans le vrai.

Quant à vivre avec une femme, à me marier comme vous me le conseillez, c’est un horizon que je trouve fantastique. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais c’est comme ça. Expliquez le problème. L’être féminin n’a jamais été emboîté dans mon existence ; et puis je ne suis pas assez riche, et puis, et puis… je suis trop vieux… et puis trop propre pour infliger à perpétuité ma personne à une autre. Il y a en moi un fond d’ecclésiastique qu’on ne connaît pas. Nous causerons de tout cela bien mieux de vive voix que par lettres.

Je vous verrai à Paris au mois de décembre, mais à Paris on est dérangé par les autres. Je vous souhaite trois cents représentations pour Mademoiselle de La Quintinie. Mais vous aurez bien des embêtements avec l’Odéon. C’est une boutique où j’ai rudement souffert l’hiver dernier. Toutes les fois que je me suis livré à l’action, il m’en a cuit. Donc, assez ! assez ! « Cache ta vie », maxime d’Épictète. Toute mon ambition maintenant est de fuir les embêtements, et je suis certain par là de n’en pas causer aux autres, ce qui est beaucoup.

Je travaille comme un furieux, je lis de la médecine, de la métaphysique, de la politique, de tout. Car j’ai entrepris un ouvrage de grande envergure, et qui va me demander bien du temps, perspective qui me plaît.

Depuis un mois, j’attends Tourgueneff de semaine en semaine. La goutte le retient toujours.


  1. La lettre de George Sand est datée 26 octobre 1872 sur l’autographe (Correspnodance George Sand-Flaubert, p. 335).