Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1359

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Louis Conard (Volume 7p. 1-3).

1359. À MADAME RÉGNIER.
Samedi soir [janvier 1873.].

Je persiste à vous jurer ma parole d’honneur que je n’ai pas reçu vos trois lettres. J’en ai reçu une après la mort de ma mère, où vous vous étonniez de n’avoir pas eu de billet de faire part. Or, ce billet, je l’avais écrit moi-même. Il y a donc un guignon sur notre correspondance ?

Quant au Dalloz, vous me permettrez de ne point aller chez lui parce que : 1o ma recommandation serait parfaitement inutile, et 2o que ledit Dalloz n’a jamais manqué les occasions de m’être désagréable. Il m’avait promis de m’acheter Aïssé pour sa feuille de chou ; puis il a refusé le manuscrit et a fait débiner la pièce par cet excellent M. Paul de Saint-Victor, etc., etc.

En résumé : je n’ai jamais reçu le moindre service d’aucun journal. Des promesses tant qu’on en veut, et puis rien. J’ai été l’année dernière trois fois aux Débats et j’ai écrit six lettres pour avoir un article sur Dernières Chansons. L’article est encore à faire. Rappelez-vous ma correspondance avec Charles-Edmond. Ah ! j’en ai gros sur le cœur, chère Madame ! Enfin je suis si dégoûté de ce qu’on nomme « la vie littéraire » (par dérision, sans doute), que je renonce à toute publication. Saint Antoine ne verra pas le jour, on le verra dans des temps plus prospères. J’ai remercié Lemerre, Lachaud et Charpentier. Ma première publication m’a coûté 300 francs ; la dernière vient de m’en coûter 2.354, c’est assez ! L’argent, d’ailleurs, quoi qu’il soit, me semble une amère ironie et, quant à la gloire, ce sont de ces choses auxquelles on ne croit plus à mon âge. Je continue cependant à faire des phrases, comme les bourgeois qui ont un tour dans leur grenier font des ronds de serviette, par désœuvrement et pour mon agrément personnel. Mais c’est tout.

Il est si impossible de réussir à quoi que ce soit que je ne puis même réunir les membres de la commission pour le monument de notre pauvre ami. Voilà, depuis trois semaines, six lettres que j’écris à Rouen, sans qu’aucun de ces messieurs, y compris Philippe, daigne m’honorer d’une réponse. Comme je suis las de retourner le cadavre de Bouilhet ! Et, à ce propos, quand vous insistez pour que j’aille vous voir à Mantes, ne sentez-vous pas que vous me priez de faire une chose qui n’est pas sans douleur ? Toutes les fois que je passe devant la gare et que j’aperçois le clocher de cette bonne petite ville, où j’ai passé des heures exquises, mon cœur se soulève et je retiens un sanglot. Voilà le vrai. Vous avez assez d’esprit pour me comprendre. Laissez-moi me remettre, je suis maintenant très meurtri. La mort de Théo a fait déborder le vase, pour employer une comparaison classique, mais juste.

Un grand signe de décadence, c’est que la politique m’irrite et m’afflige. Je suis exaspéré contre la Droite, à me demander si les communards n’avaient pas raison de vouloir brûler Paris, car les fous furieux sont moins abominables que les idiots. Leur règne, d’ailleurs, est toujours moins long.

Mme Sand est maintenant le seul ami de lettres que j’aie, avec Tourgueneff. Ces deux-là valent une foule, c’est vrai, mais quelque chose de plus près du cœur ne me ferait pas de mal.

Excusez-moi pour cette lugubre épître.