Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1372
Cruchard aurait dû vous remercier plus vite pour l’envoi de votre dernier volume ; mais le révérend travaille comme 18.000 nègres : voilà son excuse. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir lu Impressions et Souvenirs. J’en connais une partie pour l’avoir lue dans « le Temps » (un calembour).
Voici pour moi ce qui était nouveau et qui m’a frappé : 1o le premier fragment ; 2o le second où il y a une page charmante et juste sur l’Impératrice. Comme c’est vrai, ce que vous dites sur le prolétaire ! Espérons que son règne passera, comme celui des bourgeois, et pour les mêmes causes, en punition de la même bêtise et d’un égoïsme pareil.
La Réponse à un ami m’est connue, puisqu’elle m’était adressée.
Le Dialogue avec Delacroix est instructif ; deux pages curieuses sur ce qu’il pensait du père Ingres.
Je ne suis pas complètement de votre avis sur la ponctuation. C’est-à-dire que j’ai là-dessus l’exagération qui vous choque ; et je manque, bien entendu, de bonnes raisons pour la défendre.
J’allume le fagot, etc., tout ce long fragment m’a charmé.
Dans les Idées d’un maître d’école, j’admire votre esprit pédagogique, chère maître ; il y a de bien de jolies phrases d’abécédaire.
Merci de ce que vous dites de mon pauvre Bouilhet.
J’adore votre Pierre Bonin. J’en ai connu de son espèce, et puisque ces pages-là sont dédiées à Tourgueneff, c’est l’occasion de vous demander : Avez-vous lu l’Abandonnée ? Moi, je trouve cela simplement sublime. Ce Scythe est un immense bonhomme.
Je ne suis pas maintenant dans une littérature aussi haute. Tant s’en faut ! Je bûche et surbûche le Sexe faible. En huit jours j’ai écrit le premier acte. Il est vrai que mes journées sont longues. J’en ai fait une, la semaine dernière, de dix-huit heures, et Cruchard est frais comme une jeune fille, pas fatigué, sans mal de tête. Bref, je crois que je serai débarrassé de ce travail-là dans trois semaines. Ensuite, à la grâce de Dieu.
Ce serait drôle si la bizarrerie de Carvalho était couronnée de succès.
J’ai peur que Maurice n’ait perdu sa dinde truffée, car j’ai envie de remplacer les trois vertus théologales par la face du Christ qui apparaît dans le soleil. Qu’en dites-vous ? Quand cette correction sera faite, et que j’aurai renforcé le massacre à Alexandrie et clarifié le symbolisme des bêtes fantastiques, Saint Antoine sera irrévocablement fini, et je me mettrai à mes deux bonshommes, laissés de côté pour la comédie.
Quelle vilaine manière d’écrire que celle qui convient à la scène ! Les ellipses, les suspensions, les interrogations et les répétitions doivent être prodiguées si l’on veut qu’il y ait du mouvement, et tout cela en soi est fort laid.
Je me mets peut-être le doigt dans l’œil, mais je crois faire maintenant quelque chose de très rapide et facile à jouer. Nous verrons.
Adieu, chère bon maître, embrassez tous les vôtres pour moi.
Votre vieille bedolle Cruchard, ami de Chalumeau.
Notez ce nom-là ! C’est une histoire gigantesque, mais qui demande qu’on se piète pour la raconter convenablement.