Aller au contenu

Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1409

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 75-77).

1409. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, jeudi 30 octobre [1873].
Chère Madame,

Je rentre chez moi après dix jours passés à Paris et mon opinion est que : Ils seront enfoncés. Nous n’aurons pas de monarque. Dieu merci, c’est-à-dire qu’on ne brûlera pas les églises et qu’on ne tuera pas les autres curés, conclusion infaillible de la légitimité remise en honneur. Tâchez donc de vous procurer la brochure de Cathelineau et celle de Mgr de Ségur. Vous verrez le fond de ces gens-là, qui sont des gens du XIIe siècle.

Et le procès Bazaine ? C’est du propre, hein ? Me mépriserez-vous comme innocent et juvénile si je vous avoue que l’acte d’accusation de M. Rivière m’a fait pleurer ? Oui ! cela m’a suffoqué, étouffé, comme si une montagne d’ordures me fût tombée sur la bouche. Je ne croyais pas qu’on pût être immoral à ce point-là ! Il n’y a pas, en histoire, de plus grand crime, et c’est un crime sans grandeur ! Pauvre Troppmann ! tu avais au moins une excuse, toi ! Si tu as assassiné des enfants, c’est que tu venais de voyager avec eux pendant toute une journée et peut-être que leur bruit dans le wagon t’avait agacé les nerfs. Mais lui, l’homme de Metz, quel coquin et quel imbécile ! Il y a là un monsieur qui est bien joli, le sieur Régnier[1].

Que dites-vous de Villemessant allant chercher son Roy ? n’est-ce pas gigantesque ?

Ce n’est pas pour le roi que j’ai été à Paris, mais pour Carvalho, qui n’a rien de royal. Ledit sieur, après six mois de réflexion, voulait me faire fondre en un acte l’acte second et l’acte troisième du Sexe faible. Je l’ai envoyé promener carrément, et il a fini par m’avouer « que j’avais raison ». Le fond de l’histoire est qu’il désire jouer d’abord le Candidat, mais le Candidat n’est pas prêt et, si l’Oncle Sam expire avant sa terminaison, il jouera le Sexe faible. En travaillant bien, je pense avoir terminé le Candidat au jour de l’an. Donc, je vais dialoguer encore pendant deux grands mois, le mieux et le plus vite possible. Après quoi je reviendrai aux choses sérieuses. Le style théâtral me fait l’effet d’eau de Seltz : c’est agréable au commencement, puis cela agace.

J’espère bien que vous ne serez pas à Paris avant le mois de janvier ? D’ici là, je ne bouge de ma chaumière. Écrivez-moi de temps à autre, et ne m’en voulez pas si mes réponses sont tardives et laconiques, car j’ai un vigoureux coup de collier à donner, mais soyez généreuse. Faites-moi des cadeaux, envoyez-moi des épîtres.


  1. Mystérieux aventurier, employé par Bismarck à tromper Bazaine, et que celui-ci reçut aux avant-postes de Metz le 23 septembre 1870. — Le procès Bazaine, ouvert le 6 octobre 1873 à Versailles, se prolongea jusqu’au 13 décembre.