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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1424

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 100-103).

1424. À SA NIÈCE CAROLINE.
Paris, jeudi soir, 10 heures, 11 décembre 1873.
Mon Loulou,

Tantôt, à 5 heures, je t’ai expédié un télégramme te disant que la lecture du Candidat avait parfaitement réussi. Ce serait gentil de recevoir, avant de me coucher, la réponse à mon télégramme ! Vais-je l’avoir ?

D’abord et avant d’entrer dans les détails de ma vie dramatique, causons de toi ou plutôt de vous. On m’a renvoyé hier, de Croisset, ta lettre du 6. Je vois que les voyages te font du bien « sous tous les rapports », et je me réjouis de savoir qu’Ernest est content de ses affaires. J’ai oublié de vous dire que Tavernier avait dit à Laporte qu’il l’estimait beaucoup et le regardait comme un homme « très sérieux ». Je peux te donner des nouvelles de Putzel. La jolie petite bête va très bien, et je compte, dimanche prochain, en orner mes salons, afin de briller à tes dépens.

Maintenant revenons au Vaudeville. J’ai commencé la lecture, calme comme un dieu et tranquille comme Baptiste. Pour se donner du ton, Monsieur s’était coulé dans le cornet une douzaine d’huîtres, un bon beefsteak et une demie de Chambertin avec un verre d’eau-de-vie et un de chartreuse.

J’ai lu sur le théâtre, à la lueur de deux carcels et devant mes vingt-six acteurs. Dès la seconde page, rires de l’auditoire et tout le premier acte a extrêmement amusé. L’effet a faibli au second acte. Mais le troisième (le salon de Flore) n’a été qu’un éclat de rire, on m’interrompait à chaque mot. Et le quatrième a « enlevé tous les suffrages ». La scène du mendiant (que tu ne connais pas) a été trouvée sublime, et le mot de la fin : « Je vous en réponds ! » a paru exquis de comique. En un mot, ils croient tous à un grand succès.

Cependant (car il y a toujours un cependant), peut-être vais-je faire encore des corrections ? Je me suis aperçu, aujourd’hui, que décidément Carvalho s’y connaît. Ses observations concordent avec celles de d’Osmoy et du bon Tourgueneff qui a passé, avant-hier mardi, toute la journée chez moi. Il est revenu le soir après son dîner et ne s’en est allé qu’à 1 heure du matin ! Il n’y a que les gens de génie pour avoir de ces complaisances.

Carvalho ne veut pas qu’on puisse m’empoigner sur quoi que ce soit ; il demande une chose parfaite. Il a peut-être raison au point de vue de la réussite, mais j’ai peur que mon œuvre y perde en ampleur. Enfin, lundi prochain nous arrêterons tout décidément.

La pièce sera demain à la Censure. Et nous n’avons aucune crainte. D’ailleurs, j’ai pris des mesures politiques. Et puis, je crois que je vais lâcher Saint Antoine. Ah !

Charpentier commence à imprimer Salammbô. Tu vois, chérie, que je ne m’endors pas.

Enfin j’ai très bon espoir ! Est-ce que la chance va tourner ?

Qu’ai-je vu dans le cabinet de Carvalho, immédiatement après ma lecture ? « Tout-Paris[1] » lequel s’est tout de suite et beaucoup informé de Mme Commanville. — Maintenant j’éprouve le besoin de me reposer pendant quelque temps.

J’ai lu, tantôt, comme un ange ! Pas d’enrouement, pas d’émotions (il n’en avait pas été de même l’autre dimanche, à Croisset), et je suis « adoré de ces dames ». Ah ! on me fait des politesses ! J’ai une petite mère Rousselin qui est bien jolie, trop jolie pour le rôle ; quand à son talent, problème ! Voilà tout ce que j’ai à te dire, mon pauvre chat.

En sortant du bureau télégraphique du Grand-Hôtel, j’ai rencontré Cernuschi. Demain je déjeune chez lui, après quoi il me montrera ses curiosités japonaises. Je n’ai encore fait aucune visite. Mais demain et après-demain je vais me répandre, bien que demain soir je reprenne les lectures pour Bouvard et Pécuchet : ce qui est plus sérieux que le théâtre.

Je ne me monte pas du tout le bourrichon, mais en somme je suis content. Allons, encore une quinzaine, et je reverrai « ma pauvre fille » que j’aime tant.


  1. Surnom donné par Flaubert à Amédée Achard.