Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1443

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Louis Conard (Volume 7p. 125-127).

1443. À GEORGE SAND.
Paris, jeudi, 1 h. [12 mars 1874].

Pour être un four, c’en est un[1] ! Ceux qui veulent me flatter prétendent que la pièce remontera devant le vrai public, mais je n’en crois rien. Mieux que personne je connais les défauts de ma pièce. Si Carvalho ne m’avait point, durant un mois, blasé dessus avec des corrections que j’ai enlevées, j’aurais fait des retouches ou peut-être des changements qui eussent peut-être modifié l’issue finale. Mais j’en étais tellement écœuré que pour un million je n’aurais pas changé une ligne. Bref, je suis enfoncé.

Il faut dire aussi que la salle était détestable ; tous gandins et boursiers qui ne comprenaient pas le sens matériel des mots. On a pris en blague des choses poétiques. Un poète dit : « C’est que je suis de 1830, j’ai appris à lire dans Hernani et j’aurais voulu être Lara ». Là-dessus, une salve de rires ironiques, etc.

Et puis, j’ai dupé le public à cause du titre. Il s’attendait à Rabagas ! Les conservateurs ont été fâchés de ce que je n’attaquais pas les républicains. De même les communards eussent souhaité quelques injures aux légitimistes.

Mes acteurs ont supérieurement joué, Saint-Germain entre autres. Delannoy, qui porte toute la pièce, est désolé, et je ne sais comment faire pour adoucir sa douleur. Quant à Cruchard, il est calme, très calme. Il avait très bien dîné avant la représentation, et après il a encore mieux soupé. Menu ; deux douzaines d’Ostende, une bouteille de champagne frappé, trois tranches de roastbeef, une salade de truffes, café et pousse-café. La religion et l’estomac soutiennent Cruchard !

J’avoue qu’il m’eût été agréable de gagner quelque argent, mais comme ma chute n’est ni une affaire d’Art ni une affaire de sentiment, je m’en bats l’œil profondément.

Je me dis : « Enfin, c’est fini ! » et j’éprouve comme un sentiment de délivrance.

Le pire de tout cela, c’est le potin des billets ! Notez que j’ai eu douze orchestres et une loge ! (Le Figaro avait dix-huit orchestres et trois loges.) Je n’ai même pas vu le chef de claque. On dirait que l’administration du Vaudeville s’était arrangée pour me faire tomber. Son rêve est accompli.

Je n’ai pas donné le quart des places dont j’avais besoin et j’en ai acheté beaucoup, pour des gens qui me débinaient éloquemment dans les corridors. Les bravos de quelques dévoués étaient étouffés tout de suite par des « chut ». Quand on a prononcé mon nom à la fin, il y a eu des applaudissements (pour l’homme, mais non pour l’œuvre), avec accompagnement de deux jolis coups de sifflet partant du paradis. Voilà la vérité.

La Petite Presse de ce matin est polie. Je ne peux pas lui en demander davantage.

Adieu, chère bon maître, ne me plaignez pas, car je ne me trouve pas à plaindre.

P.-S. — Un beau mot de mon domestique, en me remettant ce matin votre lettre. Comme il connaît votre écriture, il m’a dit en soupirant : « Ah ! la meilleure n’était pas là hier soir ! » Ce qui est bien mon avis.


  1. La première représentation du Candidat eut lieu le 11 mars 1874, au Vaudeville.