Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1471

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Louis Conard (Volume 7p. 169-171).

1471. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Kaltbad, 14 juillet 1874.

Pourquoi vous ai-je rêvée cette nuit ? Vous étiez bien portante, vous aviez recouvré la parole et je vous faisais voir mon ancien logement à l’Hôtel-Dieu de Rouen. Puis, j’ai mis à la porte de mon petit appartement, rue Murillo, un chroniqueur du Figaro, et je me suis réveillé comme j’étais en train d’injurier l’honorable Villemessant.

Depuis quinze jours que je suis ici, je m’ennuie à crever, car n’ayant apporté aucun livre, aucun travail, je songe à moi, et du moment que l’on songe à soi, on se trouve malade et on finit par le devenir. Aujourd’hui, cependant, comme on m’a donné une chambre plus large et que le moment de mon départ approche, le pays commence à me plaire et je m’en irai peut-être avec regret.

Ne sachant que faire, j’ai creusé deux ou trois sujets, encore dans les limbes, entre autres un grand livre en trois parties qui sera intitulé : « Sous Napoléon III » ; mais quand le commencerai-je ?

À propos de Napoléon III, n’êtes-vous pas écœurée comme moi par messieurs les bonapartistes ? Quelles sales canailles ! On a beau dire : je ne crois pas à leur triomphe. Il y a un an, à pareille époque, nous étions plus près de Henri V que nous ne le sommes de Napoléon IV ; et maintenant M. de Chambord est définitivement coulé. Il en sera de même bientôt du crapaud impérial. Et puisque nous causons politique, je vous dirai que notre amie *** me paraît en cette matière (comme en beaucoup d’autres) très peu forte ; d’où lui vient, par exemple, son acharnement contre le père Hugo, qui est un homme exquis ? Plus on le fréquente, plus on l’aime.

Autre guitare : le Sexe faible, comédie en cinq actes, de Bouilhet, refaite par votre esclave indigne, avait été l’année dernière reçue au Vaudeville avec enthousiasme. Après l’échec du Candidat on n’en a plus voulu. Perrin a trouvé qu’il était inconvenant de mettre sur les planches du Théâtre-Français une nourrice. Le ruffian nommé Duquesnel l’a refusée mêmement. Alors, je l’ai portée à Cluny. Or le directeur de cette boîte m’a répondu, quarante-huit heures après, qu’il trouve cette pièce « parfaite » et compte avoir avec elle un grand succès d’argent. Il me parle d’engagements superbes. Il veut séduire à prix d’or, pour jouer le rôle d’une cocotte, Mme *** (qui en est une autre cocotte ; moi pas la connaître).

Je vous jure que je ne me monte pas le bourrichon, ayant de l’expérience, hélas ! Cependant qui sait ?

D’après ce que m’écrit le susdit directeur, le Sexe faible serait joué en octobre et les répétitions commenceraient en septembre.

Tout cela va me déranger de mon roman des Deux Copistes, auquel je voudrais me mettre tout de suite en arrivant à Croisset. Je serai revenu à Paris vers la fin de la semaine prochaine et cinq ou six jours après réinstallé, je l’espère, dans ma maison des champs.

J’ai lu un livre qui fait joliment rêver : l’Histoire de la création naturelle de Haeckel.

Je vous recommande aussi la Conquête de Plassans de Zola. Ce roman n’a obtenu aucun succès. Il n’en est pas moins fort ; c’est une œuvre.

Vous n’imaginez pas la laideur des dames qui m’entourent. Quelles toilettes ! quelles têtes ! Toutes Allemandes ! c’est à vomir ! Pas un œil éclairé, pas un bout de ruban un peu propre, pas une bottine ou un nez bien faits, pas une épaule faisant rêver… à des pâmoisons ! Allons, vive la France ! et surtout vivent les Françaises !

Je vous baise les deux mains, chère Madame.