Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1587

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 311-314).

1587. À TOURGUENEFF.
Croisset, dimanche soir, 25 juin 1876.

Comme j’ai sauté hier matin sur votre lettre, mon bon cher vieux, en reconnaissant votre écriture ! Car je commençais à m’ennuyer de vous fortement ! Donc, après nous être embrassés, causons.

Je suis contrarié que vous le soyez à propos de vos affaires d’argent et de vos craintes sur votre santé. Espérons que vous vous trompez et que la goutte vous laissera tranquille.

La mort de la pauvre mère Sand m’a fait une peine infinie. J’ai pleuré à son enterrement comme un veau, et par deux fois : la première en embrassant sa petite-fille Aurore (dont les yeux ce jour-là ressemblaient tellement aux siens que c’était comme une résurrection), et la seconde, en voyant passer devant moi son cercueil. Il y a eu là de belles histoires ! Pour ne pas blesser « l’opinion publique », l’éternel et exécrable on, on l’a portée à l’église. Je vous donnerai les détails de cette bassesse. J’avais le cœur bien serré ! Et j’ai eu positivement envie de tuer M. Adrien Marx. Sa seule vue m’a empêché de dîner, le soir, à Châteauroux. Oh ! la tyrannie du Figaro ! Quelle peste publique. J’étouffe de rage en songeant à ces cocos-là.

Mes compagnons de route, Renan et le prince Napoléon ont été charmants, celui-là parfait de tact et de convenance et il a vu clair, dès le début, mieux que nous deux.

Vous avez raison de regretter notre amie, car elle vous aimait beaucoup et ne parlait jamais de vous qu’en vous appelant « le bon Tourgueneff ». Mais pourquoi la plaindre ? Rien ne lui a manqué, et elle restera une très grande figure.

Les bonnes gens de la campagne pleuraient beaucoup autour de sa fosse. Dans ce petit cimetière de campagne, on avait de la boue jusqu’aux chevilles. Une pluie douce tombait. Son enterrement ressemblait à un chapitre d’un de ses livres.

Quarante-huit [heures] après, j’étais rentré dans mon Croisset où je me trouve étonnamment bien ! Je jouis de la verdure, des arbres et du silence d’une façon toute nouvelle ! Je me suis remis à l’eau froide (une hydrothérapie féroce) et je travaille comme un furieux.

Mon Histoire d’un cœur simple sera finie sans doute vers la fin d’août. Après quoi, j’entamerai Hérodias ! Mais que c’est difficile ! nom de dieu que c’est difficile ! Plus je vais et plus je m’en aperçois. Il me semble que la prose française peut arriver à une beauté dont on n’a pas l’idée. Ne trouvez-vous pas que nos amis sont peu préoccupés de la beauté ? Et pourtant il n’y a dans le monde que cela d’important !

Et bien, et vous ? Travaillez-vous ? Et Saint Julien avance-t-il ? C’est bête comme tout ce que je vais vous dire, mais j’ai envie de voir ça imprimé en russe ! Sans compter qu’une traduction faite par vous « chatouille de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse », seule ressemblance que j’aie avec Agamemnon.

Quand vous êtes parti de Paris, vous n’aviez pas lu le nouveau bouquin de Renan. Il me paraît charmant. « Charmant » est le mot propre. Êtes-vous de mon avis ? Du reste, depuis quinze jours, j’ignore absolument ce qui se passe dans le monde, n’ayant pas lu une seule fois le moindre journal. Fromentin m’a envoyé son livre sur « les maîtres d’autrefois ». Comme je connais fort peu la peinture hollandaise, il manque pour moi de l’intérêt qu’il aura pour vous. C’est ingénieux, mais trop long, trop long ! Taine me paraît exercer une grande influence sur ledit Fromentin. Ah ! J’oubliais ! Le poète Mallarmé (l’auteur du Faune) m’a cadeauté d’un livre qu’il édite : Vatek, conte oriental écrit, à la fin du siècle dernier, en langue française, par un anglais. C’est drôle.

J’entre en rêverie (et en désirs) quand je songe que cette feuille de papier va aller chez vous dans votre maison, que je ne connaîtrai jamais ! et je me dépite de n’avoir pas de votre entourage une idée nette.

Si vous avez chaud là-bas, ici il ne fait pas froid. Toute ma journée se passe les jalousies closes, dans la compagnie exclusive de moi-même. Aux heures des repas, j’ai pour me distraire la vue de mon fidèle Émile et de mon lévrier.

Ma nièce, à qui je transmettrai votre bon souvenir, s’en va à la fin de ce mois aux Eaux-Bonnes avec son mari, et je ne bougerai d’ici qu’à la fin de septembre, pour assister à la première de Daudet. Mais à cette époque vous serez revenu depuis longtemps aux Frênes.

Vous apprendrez avec plaisir que les affaires de mon neveu ont l’air de prendre une bonne tournure. Il y a du moins un peu d’azur à l’horizon.

Oui, mon bon vieux, tâchons, en dépit de tout, de nous tenir [la tête] levée hors de l’eau. Soignez-vous bien, bonne pioche, et prompt retour.

Je vous embrasse tendrement et fortement.

Votre.

Écrivez-moi, hein ?