Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1595

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Louis Conard (Volume 7p. 323-325).

1595. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, samedi, 6 heures [22 juillet 1876].

Ah ! enfin ! une lettre de la chère fille, et qui commence par des excuses. Donc, je me tais. Mais il ne faut pas croire, mon loulou, que la littérature m’absorbe au point de t’oublier. N’es-tu pas ce que j’ai de plus cher au monde ! Je voudrais tant te voir heureuse ! Tu me dis que, dans tes promenades champêtres, tu te livres à la rêverie. Mauvaise occupation ! très mauvaise ! Autant que possible, il ne faut jamais rêver qu’à un objet en dehors de nous ; autrement on tombe dans l’océan des tristesses. Crois-en un vieux plein d’expérience.

Ce soir Ernest va venir coucher ici et y passer la journée de demain. J’ai peur de le trouver démoralisé par ses échecs successifs. Mais la saison d’été est mortelle pour les affaires : il n’y a personne à Paris maintenant. Qu’il aille bien vite se soigner aux Eaux-Bonnes ! À son retour, il n’en aura que plus de force, car il ne faut pas abandonner la partie. Là est son devoir. Moi aussi, je lâche le grand mot à l’occasion ! Et voilà le pèlerinage de Lourdes manqué ! Ce doit être une grande peine pour Flavie, et j’en suis fâché pour toi, puisque vous allez bientôt vous quitter.

J’ai reçu de Mme Brainne une lettre très spirituelle où elle me fait une description des énormités qu’elle voit à Marienbad et des prodiges de dégraissement qui s’y opèrent, ajoutant que, si je l’avais accompagnée, j’aurais eu là une belle occasion de perdre mon ventre.

J’en ai reçu ce matin une autre de mon disciple Guy et je vais lui répondre par une lettre sévère. Le jeune homme s’amuse trop ; il ferait mieux de lire Rabelais que je relis (encore) depuis que tu es à Chinon.

Demain, à midi, le bon Laporte vient me prendre pour aller à Rouen, à la réunion qui se tiendra chez Gally. Je l’ai fait nommer (Laporte) membre de notre souscription.

Hier soir, j’ai été emprunter un livre à ***. Mon Dieu ! Que sa petite femme est dinde ! Peut-on passer sa vie avec des êtres aussi nuls !

Mardi j’ai eu à déjeuner Pouchet et Pennetier. Il y a huit jours, j’avais été au muséum lui demander des renseignements sur les perroquets, et actuellement j’écris devant un « amazone » qui se tient sur ma table, le bec un peu de côté et me regardant avec ses yeux de verre. Mon intention est de ramener demain Mlle Julie.

Voilà tout, pauvre chat. Je continue à travailler ferme. Mon Cœur simple sera fini à ton retour. Jamais je n’ai été curieux de voir l’ensemble d’une de mes œuvres comme cette fois-ci.

Saint-Martin m’attend dans sa barque. Je vais me baigner. Je jouis de Croisset plus que les autres étés. Pourquoi ? En nageant, monsieur contemple les îles, les coteaux, enfin monsieur est bien. Il ne lui manque que la mine de la bonne petite nièce

Que j’embrasse.

Mes amitiés les plus tendres à Flavie d’abord et ce que tu jugeras convenable à Mme de La Chaussée.