Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1604

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Louis Conard (Volume 7p. 339-342).

1604. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, jeudi [17 août 1876.]

Hier, à 1 heure de nuit, j’ai terminé mon Cœur simple, et je le recopie. Maintenant je m’aperçois de ma fatigue, je souffle, oppressé comme un gros bœuf qui a trop labouré. Et puis, quelle chaleur ! Je ne sais pas comment vous pouvez y tenir aux Pyrénées ; depuis Nazareth, je ne me souviens pas d’une pareille température. Il paraît qu’à Rouen tout le monde a la figure d’un jaune, mais d’un jaune !

Ta dernière lettre, mon loulou, ne respirait pas une satisfaction aussi complète que les précédentes. Quand tu me dis que tu ne viendras à Croisset que pour moi, j’entrevois la préoccupation de on ! Encore ! C’est bien faible pour une femme supérieure ! Que peuvent avoir de commun avec un être intelligent nos voisins de la rive ? Moi, plus je vais, et plus je me sens plein d’un dédain inexprimable pour les bourgeois, sans compter les bourgeoises. Les puces de Julio me semblent aussi importantes dans le monde que les trois quarts de l’espèce humaine.

Comme nouvelle, j’aurai demain « cet excellent M. Baudry » (c’est toujours ainsi que l’appelait Alfred)[1]. Il restera jusqu’à dimanche soir ; puis, le 25, Tourgueneff viendra écouter mon conte. J’en fais une copie (deuxième exemplaire) pour qu’il l’emporte. Grâce à la paresse de ce cher Moscove, Saint Julien ne paraîtra russifié qu’en novembre. Je comptais sur 1 400 francs, qui sont retardés. Quant à lui (Tourgueneff), il a été volé de 150 000 francs par un intendant et m’annonce cette perte (une bonne partie de son avoir) avec une grâce inimaginable, sans la moindre récrimination contre le coquin, en vrai gentilhomme.

Je ne croyais pas que vous dussiez (comme j’écris purement !), que vous dussiez être revenus ici du 1er au 5 septembre au plus tard. Si vous allongez un peu votre absence, vous n’y serez pas longtemps sans moi, car je me propose d’en partir le 1er. Bref, nous ne serons pas, j’espère, plus d’une huitaine séparés, ou plutôt vous ne serez pas ici guère plus de huit jours sans m’y revoir. Je croyais que tu devais aller à Bayonne ?

Si la chaleur torride continue, je ne sais pas comment on fera pour manger : il n’y a plus rien ! Un chou-fleur plein de chenilles coûte 30 sols. Il en est de même de la salade ; « on ne peut pas en approcher ». J’ai admiré cette expression, dite de concert par Saint-Martin et par Émile, qui sont les deux seules personnes avec lesquelles je dialogue, et que je ne trouve pas plus bêtes que beaucoup de messieurs bien.

Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du temple. Il me tarde de m’y mettre et de piocher furieusement cet automne ; aussi ai-je envie de commencer ma saison d’hiver le plus tard possible. Ça me fait deuil de songer qu’à peine revenus ici vous quitterez vieux. Oh ! Non ! N’est-ce pas ?

Croirais-tu que je pense souvent à de F*** ? Est-ce assez bête ! Mais je pense plus souvent à ma pauvre fille que j’embrasse bien fort.

Sa Nounou
ou le dernier des Pères de l’Église.
Pour mon neveu :

Considération griève : comme les Eaux-Bonnes ne sont pas un séjour folâtre, je vous engage à y rester, cette fois, le plus longtemps que vous pourrez, afin de n’y pas revenir.

Je vous plains ! car, moi aussi, j’ai connu l’embêtement radical des villes d’eaux. Et je n’y étais pas pour mon compte ! Réfléchissez à cette beauté morale, et qu’elle vous soit un encouragement à tolérer vos douleurs !

La table d’hôte, hein ? la cloche ! et tout le reste ! Cette vie de bestiaux qu’on mène ensemble a quelque chose qui nous ravale. C’est le rêve moderne, mon bon ! Démocratie, égalité !


  1. Alfred Le Poittevin.