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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1616

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 356-357).

1616. À TOURGUENEFF.
Croisset, samedi [1876].

Je commençais à m’ennuyer de vous, mon bien cher vieux. J’avais peur que vous ne fussiez malade.

Quant à moi, ça se boulotte. Sauf vingt-quatre heures passées au V… chez M…, à la fin de la semaine dernière, je n’ai pas bougé d’ici depuis votre départ. Mes notes pour Hérodias sont prises. Et je travaille mon plan. Car je me suis embarqué dans une petite œuvre qui n’est pas commode, à cause des explications dont le lecteur français a besoin. Faire clair et vif avec des éléments aussi complexes offre des difficultés gigantesques. Mais s’il n’y avait pas de difficultés, où serait l’amusement ?

Lisez-vous les feuilletons dramatiques du bon Zola ? Je vous recommande comme chose curieuse celui de dimanche dernier. Il me paraît avoir des théories étroites, et elles finissent par m’irriter.

Quant au succès, je crois qu’il se coule avec l’Assommoir. Le public, qui venait à lui, s’en écartera et n’y reviendra plus. Voilà où mène la rage des partis pris, des systèmes. Qu’on fasse parler les voyous en voyous, très bien, mais pourquoi l’auteur prendrait-il leur langage ? Et il croit ça fort, sans s’apercevoir qu’il atténue, par ce chic, l’effet même qu’il veut produire.

Pour aller plus vite en besogne, j’ai bien envie de rester à Croisset très tard, jusqu’au jour de l’an, peut-être jusqu’à la fin de janvier. De cette façon, j’aurais peut-être fini à la fin de février. Car si je veux publier un volume au commencement de mai, il faudrait 1o que j’aie fini Hérodias promptement, pour que la traduction pût paraître chez vous en août. Que devient celle de Cœur simple ? et Saint Antoine, quand le verrai-je ?

Ma nièce est remise sur pied et me charge, comme son mari, de vous envoyer toutes ses amitiés.

Le jeune Guy de Maupassant a publié dans La République des Lettres une étude sur moi qui me rend honteux. C’est un vrai article de séide, mais il y a une gentille ligne sur nous deux à la fin.

On vous donnera cet hiver une représentation de la fameuse pièce. Et il s’en prépare une autre, encore plus forte : rien que des hommes[1] !

Que vous dirais-je encore ? Rien du tout, si ce n’est que je vous aime, mon cher grand, mais cela vous le savez.

Je vous embrasse, votre vieux :

Et votre néphrite ? Est-ce une forme de votre goutte ? Ou un agrément nouveau ? Non, n’est-ce pas ? Soignez-vous bien.

J’espère me mettre à écrire dans une huitaine de jours. Présentement j’ai une venette abominable, une peur à faire dire des neuvaines pour la réussite de l’entreprise !


  1. Feuille de Rose, voir Boule de Suif, p. cxxxv (éd. Conard).