Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1618
Ma nièce m’avait envoyé de votre chère et gigantesque personne une description lamentable. Quand hier votre lettre m’a, non pas réjoui, mais tranquillisé : enfin (ou du moins pour le moment) vous ne souffrez pas ! Ah ! mon pauvre vieux, comme je vous plains d’être toujours ainsi embêté par cette chienne de goutte. Pouvez-vous travailler un peu, lire, rêvasser à quelque chose de littéraire ?
Je pense absolument comme vous sur le Nabab ! C’est disparate. Il ne s’agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondre ce que l’on a vu. La Réalité, selon moi, ne doit être qu’un tremplin. Nos amis sont persuadés qu’à elle seule elle constitue tout l’État ! Ce matérialisme m’indigne, et, presque tous les lundis, j’ai un accès d’irritation en lisant les feuilletons de ce brave Zola. Après les Réalistes, nous avons les Naturalistes et les Impressionnistes. Quel progrès ! Tas de farceurs, qui veulent se faire accroire et nous faire accroire qu’ils ont découvert la Méditerranée.
Moi, mon bon, je bûche, je pioche, et je surbûche comme la Négritie en personne.
Que sera-ce ? Ah, voilà le hic ! Par moments, je me sens écrasé sous la masse de cette œuvre, qui pourra bien être ratée. Et si elle l’est, elle ne le sera pas à moitié. Jusqu’à présent, ça ne va pas trop mal. Mais la suite ? J’ai encore des tas de choses à lire ! et des tas d’effets pareils à varier !
Enfin, dans une quinzaine, je serai à peu prêt au tiers de l’œuvre. Encore trois ans d’un travail forcené. Pour le moment, je barbote avec B et P dans l’archéologie celtique, une jolie blague.
Et je me porte comme un charme ; mais je ne dors plus, plus du tout. Aussi ai-je vers le crépuscule des douleurs à l’occiput assez violentes.
Ce matin je vois dans le Bien Public que nous avons, peut-être, un Ministère. Bayard ne se retire pas. J’ai peur d’un coup en dessous ; ou que le bon peuple ne finisse par regretter l’Empire et le redemander. Alors, De Profundis.
Ici, à Croisset, il pleut sans discontinuer ; on est dans l’eau. Mais, comme je ne sors pas, je m’en fiche. Et puis, j’ai votre robe de chambre !!! Deux fois par jour, je vous bénis pour ce cadeau, le matin en sortant de mon lit, et le soir vers 5 ou 6 heures quand je m’enveloppe dedans pour « piquer un chien » sur mon divan.
Il faut perdre l’espoir, je crois, de vous voir dans mes Pénates d’ici au jour de l’an ?
Mon intention est d’arriver à Paris juste à ce moment-là.
En attendant, cher bon vieux, je vous embrasse.
Votre.