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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1637

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 8p. 7-9).

1637. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi soir, 11 heures, 17 janvier 1877.

Oui, ma pauvre fille, vous m’avez fait passer deux ou trois mauvais jours. Tâche qu’ils ne se renouvellent pas. Parlons d’abord des choses embêtantes. […]

Laporte est venu aujourd’hui. Il est décidé, s’il ne trouve rien, à rester (quand même) à Couronne et à y vivoter n’importe comment pour ne pas quitter sa maison, ce que je comprends parfaitement : à un certain âge le changement d’habitude, c’est la mort.

Il venait de me quitter que Lapierre est venu. Pendant deux heures et demie j’ai pris des notes qu’il me dictait sur une dame, à propos d’un roman inspiré par lui le jour que nous avons été ensemble au Vaudreuil. La conclusion que j’avais imaginée se passe maintenant ! J’avoue que cela m’a flatté. J’avais préjugé que la dame finirait par un mariage riche et catholique. C’est ce qui se conclut présentement. Voilà une preuve de jugement, hein ?

Aussi n’ai-je rien fait de toute la journée ! Ce dont j’enrage, car je voudrais bien avoir tout fini pour le 15. Quand j’arriverai à Paris, il ne me restera que le grand morceau final, sept ou huit pages ! Donc, il me sera impossible d’être à Paris avant le 3. J’en suis à compter les minutes. Tant pis pour Mme Régnier. « Tout pour les dames », ça se dit. Mais « l’Art avant tout », ça se pratique.

Ce matin, j’ai eu une conversation exquise avec Mamzelle Julie. En parlant du vieux temps, elle m’a rappelé une foule de choses, de portraits, d’images qui m’ont dilaté le cœur. C’était comme un coup de vent frais. Elle a eu (comme langage) une expression dont je me servirai. C’était en parlant d’une dame : « elle était bien fragile… orageuse même ! » Orageuse après fragile est plein de profondeur.

Guy m’avait envoyé un article de lui sur la poésie française au XVIe siècle, que je trouve excellent[1].

Pourquoi méprises-tu les portraits de tes ancêtres ? Ils s’abîment au grenier ; je vais les accrocher dans le corridor. Premièrement, ça fera un peu de couleur, et puis ils sont si naïfs que ça vous entraîne dans des rêveries historiques, lesquelles ne manquent pas de charme…

Maintenant, mon Caro, il ne faut pas se coucher, mais se mettre au festin de Machærous ! Ce sera un fort « gueuloir », comme disait mon pauvre Théo.

Écris-moi de vraies lettres.

Ta vieille Nounou.


  1. Article écrit à l’occasion de la réédition, chez Lemerre, du « Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle », de Sainte-Beuve. Publié dans la Nation du 17 janvier 1877 et signé Guy de Valmont.