Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1710

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 8p. 82-84).

1710. À ÉMILE ZOLA.
Croisset près Rouen. Vendredi 5 octobre [1877].
Mon cher Ami,

Votre bonne lettre du 17 septembre m’a attendu ici quelques jours, puis m’a été renvoyée à Caen. Je n’ai pas eu une minute pour y répondre, tant je me trimbalais avec activité par les chemins et grèves de la Basse-Normandie. Me voilà revenu depuis hier au soir. Il s’agit maintenant de se mettre à la pioche, chose embêtante et difficile. J’ai vu dans cette petite excursion tout ce que j’avais à voir, et n’ai plus de prétexte pour ne pas écrire. Mon chapitre sur les sciences sera terminé dans un mois, et j’espère être bien avancé dans le suivant (celui de l’archéologie et de l’histoire) quand je partirai pour Paris. Ce sera, je pense, vers le jour de l’an.

Ce sacré bouquin me fait vivre dans le tremblement. Il n’aura de signification que par son ensemble. Aucun morceau, rien de brillant, et toujours la même situation, dont il faut varier les aspects. J’ai peur que ce ne soit embêtant à crever. Il me faut une rude patience, je vous en réponds, car je ne peux en être quitte avant trois ans ! Mais dans cinq ou six mois le plus difficile sera fait.

J’ai su, par Charpentier, les résultats de votre goinfrerie, mon bon, et j’en ai envié la cause. Êtes-vous heureux d’avoir passé un été au soleil[1] ! Sur nos bords « l’astre du jour » s’est rarement montré. Présentement il fait même un froid de chien.

La politique devient de plus en plus abrutissante. Généralement on est exaspéré par l’Ordre moral. Les anciens modérés sont les plus violents. Le Bayard des temps modernes, cet homme illustre par les piles qu’il a reçues, est « l’objet de la réprobation universelle » ; à Laigle (Orne), où j’étais avant-hier, on a couvert de m… les affiches de ses candidats. Tout cela est drôle, mais embêtant. Car les élections ne décideront rien, j’en ai peur. Le plus comique, c’est que les bonapartistes gueulent comme des ânes contre Mac-Mahon. C’est l’histoire de Robert-Macaire et du baron de Wormspire : chacun veut f… l’autre dedans.

En fait de grotesque, j’ai vu quelque chose de réussi, c’est la Grande-Trappe. Cela m’a semblé tellement beau que je la collerai dans un papier.

Tourgueneff est occupé par le mariage de Mlle Viardot.

Goncourt (dont j’ai des nouvelles par la Princesse Mathilde) est absorbé par son amour des japonaiseries et prépare son édition de Marie-Antoinette. Charpentier m’a promis d’en faire une, de luxe, de Saint Julien pour le jour de l’an. Aucune révélation de Daudet ; j’ai lu quelques feuilletons de son Nabab qui m’ont plu, mais j’attends pour en parler que je connaisse l’ensemble. Le jeune de Maupassant a passé un mois aux eaux de Louèche et a souillé l’Helvétie par ses obscénités.

J’en ai découvert beaucoup d’inscrites et de gravées dans les départements de l’Orne et du Calvados. Il y en a jusque dans la pissotière de la cathédrale de Bayeux !!! C’est l’œuvre de messieurs les chantres ou des enfants de chœur.

Vous ne me dites pas qui arrange l’Assommoir pour le théâtre. Et la Feuille de Rose[2], que devient-elle ? Quand la verra-t-on ?

Un journal annonce que Daudet fait de son Jack une pièce qui sera jouée cet hiver.

Je vous recommande les Amours de Philippe, par Octave Feuillet. C’est au-dessous du néant. Mais c’est bien « grand monde » ! Est-ce bête ! et faux ! et usé !

J’ai été voir Yves Guyot dans sa prison et j’ai assisté aux funérailles du père Thiers, spectacle extraordinaire.

Adieu, mon vieux solide ; bonne pioche, bonne santé et bonne humeur. Tous mes meilleurs souvenirs à Mme Zola ; et à vous, avec une poignée de main à vous décrocher l’épaule. Votre.


  1. Émile Zola était à L’Estaque.
  2. Comédie lubrique de Guy de Maupassant, qui fut représentée entre intimes à Paris, chez le peintre Becker.