Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1714

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Louis Conard (Volume 8p. 88-90).

1714. À GUY DE MAUPASSANT.
Croisset, 5 novembre 1877.
Mon cher Ami,

Vos renseignements sont parfaits. Je comprends toute la côte entre le cap d’Antifer et Étretat, comme si je la voyais. Mais c’est trop compliqué. Il me faut quelque chose de plus simple, autrement ce seraient des explications à n’en plus finir. Songez que tout ce passage de mon livre ne doit pas avoir plus de trois pages, dont deux au moins pour le dialogue et la psychologie.

Voici mon plan, que je ne puis changer. Il faut que la nature s’y prête (le difficile est de ne pas être en opposition avec elle, de ne pas révolter ceux qui auront vu les lieux). Débarqués au Havre, on leur dit qu’ils ne peuvent voir le dessous de la Hève, à cause des éboulements. Alors perplexité de mes bonshommes. Mais il y a de belles falaises plus loin. Ils s’y rendent. Une falaise très haute, solide. Ici le dialogue commence et ils arrivent à parler de la fin probable du monde due à un cataclysme (système de Cuvier, dont ils sont imbus). Peu à peu (pendant ce temps-là ils marchent) Pécuchet arrive a accumuler les preuves. Des cailloux déboulent de la falaise ; Bouvard est pris de peur et court. Il est à cent pas en avant de Pécuchet, seul ; il s’exalte, croit que le monde va crouler, hallucination, et il continue sa course furieusement. Pécuchet vient après en lui criant : « La période n’est pas accomplie », mais la falaise fait un coude. Bouvard disparaît. Arrivé à ce coude, Pécuchet regarde au loin : pas de Bouvard. Une valleuse se présente. Bouvard a dû la prendre ? Pécuchet s’y engage, monte un peu, ne voit personne et pense à redescendre. Mais il se dit que la marée l’empêchera de passer, car elle bat presque son plein. À quoi bon d’ailleurs ? et il continue a monter ; mais le sentier est terrible : vertige. Il se met à quatre pattes et arrive enfin en haut où il retrouve Bouvard, arrivé sur le plateau par un autre chemin plus facile. Plus de détails me gêneraient.

Vous comprenez maintenant que la courtine, son tunnel, la manne-porte, l’aiguille, etc., tout cela me prendrait trop de place. Ce sont des détails trop locaux. Il me faut rester autant que possible dans une falaise normande en général. Et j’ai deux terreurs : peur de la fin du monde (Bouvard), venette personnelle (Pécuchet) ; la première causée par une masse qui pend sur vous, la seconde par un abîme béant en dessous.

Que faire ? Je suis bien embêté !!! Connaissez-vous aux environs ce qu’il me faudrait ? Si je les faisais aller au delà d’Étretat, entre Étretat et Fécamp ?

Commanville, qui connaît très bien Fécamp, me conseille de les faire aller à Fécamp, parce que la valleuse de Senneville est effrayante ; en résumé il me faut : 1o une falaise ; 2o un coude de cette falaise ; 3o derrière lui une valleuse aussi rébarbative que possible ; et 4o une autre valleuse ou un moyen quelconque de remonter facilement sur le plateau.

Entre Fécamp et Senneville il y a des grottes curieuses. La conversation géologique pourrait y débuter. J’ai envie de faire ce voyage ; pouvez-vous me l’épargner par une description bien sentie ? Enfin, mon bon, vous voyez mes besoins ; secourez-moi.