Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1717

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Louis Conard (Volume 8p. 95-96).

1717. À ALPHONSE DAUDET.
Nuit de mercredi, 2 heures [21 novembre 1877].
Mon cher Ami,

Ce matin, quand j’ai reçu votre volume[1], j’ai tout lâché pour le lire, naturellement. Et je viens de le finir.

Eh bien, c’est bon ! très bon ! et ça m’a très amusé. La fête du Bey et la mort de Nora sont des morceaux épiques. De cela, j’en suis sûr. On ne fait pas plus grand, on n’écrit pas mieux.

J’adore votre Nabab et sa femme (quelle vérité !…). Montpavon est splendide ! Bref, tous vos personnages sont « nature ». On les connaît, l’action est bien menée. Ah ! saprelotte ! j’oubliais Jenckins ! Qui n’est pas le moins bon. C’est que la cervelle m’en saute et les yeux me piquent.

Une seule chose m’a choqué : la digression sur le dimanche. Félicia me semble neuve. C’est bien la femme artiste, « Madame ». J’aime moins vos deux jeunes gens-hommes que les autres personnages. À une seconde lecture faite plus tranquillement, je changerai peut-être d’opinion à leur égard.

Quoi qu’il en soit, mon bon, vous pouvez vous frotter les mains et vous regarder dans la glace en vous disant : « Je suis un mâle ! »

Quel sera le sort du Nabab ? J’ai peur que cet idiot de Mac-Mahon ne nuise à la vente !

Que devenez-vous ? Vous seriez bien gentil de m’écrire pour me donner de vos nouvelles. Le bon Tourgueneff est repris d’un accès de goutte. Je n’ai aucune révélation des autres amis.

Moi, je pioche d’une façon insensée, et je suis un peu échigné. Vous me verrez vers le jour de l’an.

Re-bravo. Je vous embrasse de toutes mes forces. Votre vieux.

Ma lettre n’a pas de chic. Mais il est temps d’aller se coucher. Mes respects à Madame Daudet. Deux baisers sur les joues de votre môme.


  1. Le Nabab.