Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1726

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Louis Conard (Volume 8p. 106-108).

1726. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Paris, samedi soir [12 ou 19 janvier 1878].

Voilà bien longtemps que je ne vous ai écrit, ma chère et vieille amie ! Que ne venez-vous à Paris ? Votre belle-sœur a dit aujourd’hui à ma nièce que peut-être vous y viendriez. Espérons-le, hein ?

Je travaille dans des proportions que j’ose qualifier de « gigantesques » ; en trois mois, du 3 octobre au 27 décembre, j’ai pris un après-midi de congé, et depuis que je suis ici je ne fais que lire et prendre des notes. Mon horrible bouquin est un gouffre qui s’élargit sous moi à chaque pas. Je suis maintenant dans le celticisme, dans la critique historique et dans l’Histoire du duc d’Angoulême ! Les deux chapitres que j’ai immédiatement à écrire sont les plus difficiles. Quand en serai-je sorti ?

En lisant un tas de choses sur la Restauration, j’ai trouvé que le Seize mai était comme le raccourci de cette époque : même aveuglement, même bêtise. Nous en sommes sortis d’une façon inespérée et maintenant on est à l’espoir. Messieurs les bonapartistes deviennent républicains (sic). Tout cela est à crever de rire. Mais nous avons frisé l’égorgement, ni plus ni moins. Je vais de temps à autre déjeuner chez mon ami Bardoux et j’en apprends de belles. Il m’a promis des notes tendant à l’éreintement de la magistrature. Beau sujet. L’histoire de Pinard, auteur obscène, est parfaitement vraie et je soupire toujours après ses poésies.

Le père Didon m’a demandé de vos nouvelles avant-hier. C’est un homme aimable et même très aimable. Mais c’est un prêtre. Or mon éloignement des sectaires va si loin que le livre de mon ami Robin sur l’Éducation m’a fort déplu. Les positivistes français se vantent : ils ne sont pas positivistes ! Ils tournent au matérialisme bête, au d’Holbach ! Quelle différence entre eux et un Herbert Spencer ! Voilà un homme, celui-là ! De même qu’on était autrefois trop mathématicien, on va devenir trop physiologiste. Ces gaillards-là nient tout un côté de l’homme, le côté le plus fécond et le plus grand.

N’importe ! La théorie de l’évolution nous a rendu un fier service ! Appliquée à l’histoire, elle met à néant les rêves sociaux. Aussi remarquez qu’il n’y a plus de socialistes, sauf le fossile Louis Blanc.

Rien à l’horizon littéraire. Ah ! si fait ! je vous recommande une traduction de l’espagnol par José Maria de Heredia : Histoire véritable de la découverte de la Nouvelle-Espagne. C’est un vrai régal que ce livre.

Je ne vais pas et, de tout l’hiver probablement, n’irai point au spectacle, tant j’ai besoin de mes soirées. Afin de fuir les dîners en ville, j’invente, chaque jour, des blagues impudentes. Vendredi prochain pourtant je dînerai chez Charpentier avec Gambetta.

Le père Hugo continue à être adorable et beaucoup trop hospitalier.

On m’a conté sur notre Bayard de jolies anecdotes, mais ce pauvre vieux devient attendrissant. Il y a en lui du Charles X et du Macbeth.

Je regrette Emmanuel[1]. Avec un peu plus de lettres c’eut été un Henri IV, ne trouvez-vous pas ? Pas un roi n’a été regretté comme il l’est. Il a été malin, fort et juste.


  1. Victor-Emmanuel II de Savoie, roi d’Italie.