Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1919

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Louis Conard (Volume 8p. 336-337).

1919. À MADAME TENNANT.
Croisset, mardi soir [16 décembre 1879].

Merci de votre lettre, ma chère, ma bien chère Gertrude. Dolly aurait tort de me faire des reproches. Je suis désolé de n’être pas à Paris puisque vous y êtes (ma volonté là dedans n’y est pour rien, soyez-en sûre). Mais il faut revenir au printemps, vers la fin de mars ou le milieu d’avril ; à cette époque je serai tout à votre disposition. Le premier volume de mon infernal roman sera fini, le second ne me demandera plus que six mois et je regarderai l’œuvre comme terminée. Ce que c’est ? Cela est difficile à dire en peu de mots.

Le sous-titre serait : « Du défaut de méthode dans les sciences ». Bref, j’ai la prétention de faire une revue de toutes les idées modernes. Les femmes y tiennent peu de place et l’amour aucune. Votre Américain a été fort mal renseigné. Je crois que le public n’y comprendra pas grand’chose. Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés, mais j’écris à l’intention de quelques raffinés. Peut-être sera-ce une lourde sottise ? À moins que ce ne soit quelque chose de très fort ? Je n’en sais rien ! et je suis rongé de doutes, accablé de fatigue.

Cette année (1879), je n’ai, en tout, passé que deux mois à Paris. Donc personne moins que moi n’est au courant des nouveautés et curiosités de la capitale. Caroline vous renseignera là-dessus mieux que son oncle. Vos filles connaissent-elles le musée de Cluny et celui de l’Hôtel Carnavalet ? La collection des médailles à la Bibliothèque de la rue Richelieu ? Il y a une promenade obligatoire pour les étrangers, c’est une partie de canot dans les égouts ! Mais le temps n’est pas très propice. Quant aux théâtres, j’ignore absolument ce qui s’y passe, voilà plusieurs années que je n’ai mis les pieds dans une salle de spectacle. Je ne suis pas un provincial, mais un sauvage.

Vous n’avez pas dû vous divertir prodigieusement au cours de M. Caro : l’homme est bien médiocre. Quant à mon amie Sarah Bernhardt et à Coquelin, cela dépend de ce qu’ils auront joué.

Ma nièce m’a écrit que votre seconde fille était embellie et que l’aînée était de plus en plus spirituelle. Je leur porte une vraie tendresse. Et à vous, donc !

Écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire, ma chère Gertrude.

À vous du fond du cœur et tout entier vôtre.