Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1935

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Louis Conard (Volume 8p. 355-357).

1935. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset [25 janvier 1880].

Je crois que vous errez, ma chère amie, et que je vous avais écrit vers le jour de l’an. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’attendais de vos nouvelles, un peu anxieusement. Du reste il ne faut pas m’en vouloir si je suis en faute. Songez que j’ai en moyenne trois ou quatre lettres à écrire par jour, et deux à trois volumes à lire par semaine. Sans compter ce qu’il faut que je lise pour mon travail. Si bien que, maintenant, je suis débordé ; mes yeux ne suffisent plus à ma besogne, ni le temps non plus. Je suis obligé de répondre aux jeunes gens qui m’envoient leurs œuvres que maintenant je ne puis plus m’occuper d’eux, et je me fais (bien entendu) autant d’ennemis.

Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur. Et tout cela ou rien, c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être pas pédant ; de cela, j’en suis sûr.

Enfin je commence mon dernier chapitre ! Quand il sera fini (à la fin d’avril ou de mai), j’irai à Paris pour le second volume qui ne me demandera pas plus de six mois. Il est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations. Après quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui n’en peut plus.

Lisez donc la Paix et la Guerre de Tolstoï[1], trois énormes volumes, chez Hachette. C’est un roman de premier ordre, bien que le dernier volume soit raté.

Je n’ai pas souffert du froid, mais j’ai brûlé dix-huit cordes de bois, sans compter un sac de coke par jour. J’ai passé deux mois et demi absolument seul, pareil à l’ours des cavernes et en somme parfaitement bien, bien que ne voyant personne ; je n’entendais pas dire de bêtises ! L’insupportabilité de la sottise humaine est devenue chez moi une maladie, et le mot est faible. Presque tous les humains ont le don de m’exaspérer et je ne respire librement que dans le désert. Les querelles de bonapartistes sont pourtant divertissantes.

Les collèges de filles de Camille Sée ne me semblent pas plus drôles que les couvents, après tout, et la question du divorce me tanne prodigieusement. J’aime la solution de Robin : « Oui, les gens mariés doivent vivre éternellement ensemble pour être punis de la bêtise qu’ils ont faite en s’épousant. » Cela est inique, mais folichon.

Le Château des Cœurs a commencé à paraître dans le numéro d’hier.


  1. C’est Tourgueneff qui avait envoyé à Flaubert la Guerre et la paix de Tolstoï, en trois volumes, vers le 1er janvier 1880 (voir sa lettre, non datée, mais non douteuse, dans Halpérine-Kaminsky, p. 130). Dans une longue lettre à Tolstoï du 12 janvier 1880, Tourgueneff cite cet intéressant passage de la réponse que Flaubert avait faite à son cadeau : « Merci de m’avoir fait lire le roman de Tolstoï. C’est de premier ordre ! Quel peintre ! et quel psychologue ! Les deux premiers sont sublimes, mais le troisième dégringole affreusement. Il se répète et il philosophise ! Enfin, on voit le monsieur, l’auteur, et le Russe, tandis que jusque-là, on n’avait vu que la nature et l’humanité. Il me semble qu’il a parfois des choses à la Shakespeare. Je poussais des cris d’admiration pendant cette lecture… et elle est longue ! — Oui, c’est fort, bien fort ! » (Cité par Halpérine-Kaminsky, ibid.)