Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1940

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Louis Conard (Volume 8p. 363-365).

1940. À GUY DE MAUPASSANT.
Croisset [1er février 1880].

Parlons d’abord de la Répétition[1], puis nous causerons de Boule de Suif. Eh bien, c’est très, très gentil ! Le rôle de René ferait la réputation d’un acteur, et c’est plein de bons vers, tels que le dernier de la page 53. Je ne vous signale pas les autres, étant trop pressé. La volte-face de l’amant et l’arrivée du mari sont dramatiques. C’est amusant, fin, de bonne compagnie, charmant.

Envoyez donc un exemplaire de ce volume à la princesse Mathilde, avec votre carte fichée à la page de votre titre. Je voudrais bien voir jouer cela dans son salon !

Mais il me tarde de vous dire que je considère Boule de Suif comme un chef-d’œuvre. Oui ! Jeune homme ! Ni plus, ni moins, cela est d’un maître. C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte. Bref, je suis ravi ; deux ou trois fois j’ai ri tout haut (sic).

Le scandale de Mme Brainne me donne le vertige ! Je rêve !…

Je vous ai mis sur un petit morceau de papier mes remarques de pion. Tenez-en compte, je les crois bonnes.

Ce petit conte restera, soyez-en sûr ! Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n’est raté. Cornudet est immense et vrai ! La religieuse couturée de petite vérole, parfaite, et le comte « ma chère enfant », et la fin ! La pauvre fille qui pleure pendant que l’autre chante la Marseillaise, sublime. J’ai envie de te bécoter pendant un quart d’heure ! Non ! vraiment, je suis content ! Je me suis amusé et j’admire.

Eh bien, précisément parce que c’est raide de fond et embêtant pour les bourgeois, j’enlèverais deux choses, qui ne sont pas mauvaises du tout, mais qui peuvent faire crier les imbéciles, parce qu’elles ont l’air de dire : « Moi je m’en f… » : 1o dans quelles frises, etc. ce jeune homme jette de la fange à nos armes ; et 2o le mot tetons. Après quoi le goût le plus bégueule n’aurait rien à vous reprocher.

Elle est charmante, votre fille ! Si vous pouviez atténuer son ventre au commencement, vous me feriez plaisir.

Excusez-moi près d’Hennique ! Vraiment je suis accablé par mes lectures, et mes pauvres yeux n’en peuvent plus. J’ai encore une douzaine d’ouvrages à lire avant de commencer mon dernier chapitre. Je suis maintenant dans la phrénologie et le droit administratif, sans compter le De Officiis de Cicéron, et le coït des paons.

Vous qui êtes (ou qui, mieux, avez été) un rustique, avez-vous vu ces bêtes se livrer à l’amour ?

Je crois que certaines parties de mon chapitre manqueront de chasteté. J’ai un moutard de mœurs inconvenantes, et un de mes bonshommes pétitionne pour qu’on établisse un b… dans son village.

Je vous embrasse plus fort que jamais.

J’ai des idées sur la manière de faire connaître Boule de Suif, mais j’espère vous voir bientôt. J’en demande deux exemplaires. Rebravo ! n… de D… !


  1. Voir Œuvres complètes de Guy de Maupassant, Théâtre, 1 vol.