Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1957
C’est donc vrai ? J’avais cru d’abord à une farce ! Mais non, je m’incline. Eh bien, ils sont jolis à Étampes[1] ! Allons-nous relever de tous les tribunaux du territoire français, les colonies y comprises ? Comment se fait-il qu’une pièce de vers, insérée autrefois à Paris dans un journal qui n’existe plus, soit poursuivie, étant reproduite dans un journal de province auquel peut-être tu n’as pas donné cette permission et dont tu ignorais sans doute l’existence ? À quoi sommes-nous forcés maintenant ? Que faut-il écrire ? Comment publier ? Dans quelle Béotie vivons-nous !
Prévenu « pour outrage aux mœurs et à la morale publique », deux aimables synonymes, qui font deux chefs d’accusation. Moi, j’avais à mon compte un troisième outrage : « Et à la morale religieuse », quand j’ai comparu devant la huitième Chambre avec Madame Bovary. Procès qui m’a fait une réclame gigantesque et à laquelle j’attribue les trois quarts de mon succès.
Bref, je n’y comprends goutte ! Es-tu la victime d’une vengeance personnelle ? Il y a là-dessous quelque chose d’inexplicable. Sont-ils payés pour démonétiser la République en faisant pleuvoir dessus le mépris et le ridicule ? Je le crois.
Qu’on vous poursuive pour un article politique, soit ; bien que je défie tous les parquets de m’en démontrer l’utilité pratique. Mais pour des vers, pour de la littérature ? non, c’est trop fort !
Ils vont te répondre que ta poésie a des tendances obscènes ! Avec la théorie des tendances, on peut faire guillotiner un mouton, pour avoir rêvé de la viande. Il faudrait s’entendre définitivement sur cette question de la moralité dans l’État. Ce qui est beau est moral, voilà tout, et rien de plus.
La poésie, comme le soleil, met l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas. Tu as traité un lieu commun parfaitement, et tu mérites des éloges au lieu de mériter l’amende et la prison.
« Tout l’esprit d’un auteur, dit Labruyère, consiste à bien définir et à bien peindre. » Tu as bien défini et bien peint. Que veut-on de plus ? « Mais le sujet, objectera Prudhomme, le sujet, Monsieur ! Deux amants. Une lessivière ! le bord de l’eau. Il fallait prendre le ton badin, traiter cela plus délicatement, plus finement, stigmatiser en passant avec une pointe d’élégance et faire intervenir à la fin un vénérable ecclésiastique ou un bon docteur débitant une conférence sur les dangers de l’amour. En un mot votre histoire pousse à la conjonction des sexes. Ah ! »
D’abord, ça n’y pousse pas, et quand cela serait, par ce temps de goûts anormaux il n’est pas mal de prêcher le culte de la femme. Tes pauvres amants ne commettent même pas un adultère ! Ils sont libres l’un et l’autre, « sans engagements envers personne ». Tu auras beau te débattre, le parti de l’ordre trouvera des arguments. Résigne-toi.
Mais dénonce-lui, afin qu’il les supprime, tous les classiques grecs et romains, sans exception, depuis Aristophane jusqu’au bon Horace et au tendre Virgile. Ensuite, parmi les étrangers, Shakespeare, Goethe, Byron, Cervantès, chez nous Rabelais « d’où découlent les lettres françaises » suivant Chateaubriand dont le chef-d’œuvre roule sur un inceste ; et puis Molière (voir la fureur de Bossuet contre lui) ; le grand Corneille, son Théodore a pour motif la prostitution ; et le père La Fontaine, et Voltaire, et Jean-Jacques, etc., et les contes de fées de Perrault ! De quoi s’agit-il dans Peau d’âne ? et où se passe le quatrième acte du Roi s’amuse ?
Après quoi, il faudra supprimer les livres d’histoire qui souillent l’imagination.
J’en suffoque d’indignation.
(Qui va être surpris ? L’ami Bardoux ! Lui dont l’enthousiasme fut tel, à la lecture de ta pièce, qu’il voulut faire ta connaissance et te plaça peu de temps après dans son ministère. La justice les traite bien, ses protégés !)
Et cet excellent Voltaire (pas l’homme, le journal), qui l’autre jour me plaisantait gentiment sur la toquade que j’ai de croire à la haine de la littérature ! C’est le Voltaire qui se trompe ! Et plus que jamais je crois à la haine inconsciente du style. Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1o le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2o le gouvernement, parce qu’il sent en nous une force, et que le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir.
Les gouvernements ont beau changer, monarchie, empire ou république, peu importe ! L’esthétique officielle ne change pas. De par la vertu de leur place, les agents — administrateurs et magistrats — ont le monopole du goût (voir les considérants de mon acquittement). Ils savent comment on doit écrire, leur rhétorique est infaillible, et ils possèdent les moyens de vous convaincre.
On montait vers l’Olympe, la face inondée de rayons, le cœur plein d’espoir, aspirant au beau, au divin, à demi dans le ciel léger — et une patte de garde-chiourme vous ravale dans l’égout ! Vous conversiez avec la Muse, on vous prend pour ceux qui corrompent les petites filles ! Tout embaumé des ondes de Permesse, tu seras confondu avec les messieurs hantant par luxure les pissotières !
Et tu t’assoiras, mon petit, sur le banc des voleurs, et tu entendras un particulier lire tes vers (non sans fautes de prosodie) et les relire en appuyant sur certains mots auxquels il donnera un sens perfide. Il en répétera quelques-uns plusieurs fois, comme le citoyen Pinard : « Le jarret, messieurs, le jarret », etc.
Pendant que ton avocat te fera signe de te contenir, — un mot pourrait te perdre, — tu sentiras derrière toi, vaguement, toute la gendarmerie, toute l’armée, toute la force publique pesant sur ton cerveau d’un poids incalculable ; alors il te montera au cœur une haine que tu ne soupçonnes pas, avec des projets de vengeance, de suite arrêtés par l’orgueil.
Mais encore une fois, ce n’est pas possible. Tu ne seras pas poursuivi, tu ne seras pas condamné. Il y a malentendu, erreur, je ne sais quoi. Le garde des sceaux va intervenir !
On n’est plus aux beaux jours de M. de Villèle.
Cependant, qui sait ? La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie.
Je t’embrasse.
Ton vieux.
- ↑ Poursuite dirigée contre Maupassant par le tribunal d’Étampes, et abandonnée.