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Correspondance de Jules de Gaultier

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Correspondance de Jules de Gaultier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 443-446).
CORRESPONDANCE

Nous recevons la lettre suivante :

Monsieur le directeur,

A la suite d’un article publié par M. Dastre dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier, et dans lequel j’avais été mis en cause, j’avais eu l’honneur de vous remettre une réponse contenant le désaveu d’une opinion qui m’avait été imputée au cours de cet article. Cette réponse, au lieu d’être publiée textuellement comme je l’avais demandé, a été transmise à M. Dastre, qui en a cité quelques passages dans le numéro du 1er février. Il croit ainsi m’avoir donné entière satisfaction. Il n’en est rien. M. Dastre qui, dans son premier article, m’avait imputé de nier le fait de l’évolution, reconnaît que j’ai exprimé une opinion toute contraire ; j’en prends acte. Mais il ajoute : « C’est tout à fait vainement que certaines personnes, philosophes et hommes de lettres, dont ce n’est point le métier de connaître la physiologie, ont tenté de nous présenter la fixité vitale de Claude Bernard comme une découverte d’hier, due à quelqu’un de leurs amis ; » et il voudrait à l’égard de cette tentative, courtoisement, mais prématurément, me mettre hors de cause. J’aurais reconnu, dit-il, que le fixisme physiologique est, comme l’évolution morphologique, une notion tombée dans le domaine public. Or M. Dastre fait naître ici une équivoque que j’ai le devoir de dissiper. S’il s’agit du fixisme physiologique au sens de Claude Bernard, je n’ai pas à reconnaître que cette notion est tombée dans le domaine public, n’ayant jamais eu là-dessus d’autre pensée. S’il s’agit, au contraire, de la fixité vitale, de la conception de la vie animale comme phénomène fixé, telle qu’elle s’exprime dans les lois de constance de M. Quinton, j’ai donné[1] et je continue de donner cette notion comme entièrement nouvelle. Les deux articles de M. Dastre tendent à identifier, sous le couvert d’une même dénomination, ces deux notions, celle de Claude Bernard, celle de M. Quinton ; ceci me force à affirmer de nouveau qu’elles sont entièrement différentes. Le fixisme physiologique désigne l’identité de composition présentée par la cellule, en quelques formes vivantes, d’ordre animal ou végétal, qu’on la considère. Il désigne encore l’identité des actes réalisés par la cellule, — chez les plantes et chez les animaux, — dans l’ordre de la digestion, de la respiration, de la sensibilité, de la nutrition. Voici le fonds vital identique, reconnu par Claude Bernard parmi la diversité considérable des manifestations biologiques. Tout autre, et sans aucune analogie, est la conception de la vie comme phénomène fixe apportée par M. Quinton avec ses lois de constance.

La nouveauté de ce point de vue réside en ceci : M. Quinton suppose que la vie (lisez la cellule vivante) est apparue sur le globe sous l’empire de conditions définies notamment, de température, de milieu chimique, de degré de concentration moléculaire des élémens composant ce milieu chimique. Ces conditions définies qui ont accompagné la genèse de la cellule sont aussi, — selon la théorie, — les conditions plus favorables au haut fonctionnement de cette cellule. Or M. Quinton remarque que ces conditions du milieu extérieur se modifient au cours des âges, la température s’abaissant, les mers primitives où la cellule est apparue voyant diminuer leur degré de concentration, le milieu aérien, rencontré sur les continens émergés, n’offrant plus au contact immédiat de la cellule les élémens chimiques renfermés et dosés dans le milieu marin. Si la cellule accepte ces changemens du milieu extérieur, elle va pâtir et son activité va diminuer. Mais, en fait, il arrive précisément que la cellule n’accepte pas dans tous les cas ces changemens. Il arrive qu’on la voit prendre des mesures de préservation. Cette réaction de la cellule contre le changement du milieu extérieur s’exprime en l’invention d’un organisme où des cellules associées se réfugient et reconstituent, en vase clos, un milieu intérieur pareil au milieu originel, où elles retrouvent les mêmes conditions thermiques, chimiques, osmotiques qu’elles avaient rencontrées dans ce milieu extérieur originel. A chaque modification du milieu extérieur (abaissement graduel de la température par exemple), la cellule vivante répond par un remaniement du plan organique et ce remaniement, qui entraîne transformation des formes animales, est toute l’évolution. Celle-ci nous livre, sous ce jour, sa signification. La vie évolue sous la menace d’un danger. Le transformisme est une réplique à l’hostilité croissante du milieu. C’est ce fait que j’ai résumé en ces termes : « Au changement continu du milieu extérieur qu’elle ne peut empocher et qui la domine, elle (la vie) répond par un changement des appareils organiques où elle s’enferme et, en vue de son immobilité, compense, par le changement qu’elle détermine, le changement qu’elle subit. »

Tous les esprits de bonne foi reconnaîtront qu’entre cette conception et la loi de constitution morphologique des organismes de Claude Bernard, il y a une différence considérable, ou plutôt un abîme. Cette différence, M. Dastre l’a déjà reconnue. « La fantaisie morphologique contenue par la soumission aux lois du fixisme, libre dans la limite de ces lois, voilà, dit-il, la solution de Claude Bernard et des physiologistes… » « On remarquera, ajoute-t-il, que cette loi de la constitution morphologique des organismes n’a point la prétention d’expliquer la genèse des formes vivantes ; comme elle est impliquée dans toutes, il semble a priori difficile qu’elle puisse rendre compte d’aucune en particulier[2]. » À cette contrainte limitée, imposée à la fantaisie morphologique par le fixisme physiologique, M. Quinton en ajoute une autre beaucoup plus étroite, celle qui est imposée par le fait nouveau qu’il fait entrer en scène, la modification du milieu. Cette contrainte nouvelle explique, dans ses grandes lignes, la genèse des formes vivantes. Telle est la différence qui existe entre la théorie de Claude Bernard et celle de M. Quinton, différence qui ne constitue pas une contradiction des vues de Claude Bernard, mais un progrès, et d’une importance considérable, dans la voie ouverte par ce grand savant.

J’en reviens donc à la conclusion de ma lettre précédente. « On peut tenter d’infirmer la valeur de l’explication fournie par M. Quinton du fait de l’évolution, on peut contester la valeur de ses vues biologiques, on n’en peut contester la nouveauté absolue. » Toute la question est là, et il n’y en a pas d’autre. M. Dastre, sur la foi d’articles dont les auteurs feront rectifier, s’il y a lieu et s’ils le jugent bon, l’interprétation, attribuait à M. Quinton la découverte d’Amériques scientifiques, et démontrait trop aisément que ces « vieilleries » ne pouvaient être prises pour des nouveautés. Les vues scientifiques de M. Quinton différant totalement de celles qui lui étaient gratuitement prêtées, toute la partie des deux articles qui a trait à cette argumentation devient sans objet. Il reste maintenant que M. Dastre, ce qui est bien différent, déclare contester la valeur des théories nouvelles de M. Quinton. Il annonce qu’il les examinera dans un recueil plus propre que la Revue des Deux Mondes à une polémique scientifique. Je lirai avec la plus vive curiosité les objections de M. Dastre. La théorie de M. Quinton, outre sa nouveauté et l’étendue du spectacle qu’elle découvre aux regards de l’esprit, m’a paru s’appuyer sur les démonstrations les plus minutieuses et les plus rigoureuses qui soient. Ce ne peut être que d’un très passionnant intérêt que de là voir soumise à la critique d’un savant de la compétence spéciale de M. Dastre.

J’ajouterai un mot. La théorie en vertu de laquelle l’évolution est fonction, en présence du changement du milieu extérieur, des conditions de fixité requises par la cellule vivante pour son haut fonctionnement, cette théorie, la seule que j’aie exposée en mon étude du Mercure de France des 1er et 15 juin 1905, est expressément celle de M. Quinton et non la mienne, ainsi que pourraient le donner à penser quelques énonciations de M. Dastre. Je fais œuvre de philosophe et non de biologiste ; et si dans mon étude sur Une signification nouvelle de l’idée d’évolution, j’ai exposé la théorie de M. Quinton, ce fut pour l’intérêt sans doute de faire connaître dans leur généralité, accessible à tout esprit cultivé, des vues qui m’ont paru d’une grande importance, ce fut principalement pour opposer à une interprétation que quelques esprits avaient tirée, dans le domaine philosophique, de l’idée d’évolution, une interprétation différente, ce fut pour restituer à l’idée d’évolution sa valeur strictement biologique, aussi bien que pour élargir le cadre et la portée de la biologie elle-même.

Vous priant, monsieur le directeur, de vouloir bien insérer cette réponse, je vous prie également de vouloir bien agréer l’expression de mes sentimens très distingués.

Jules de Gaultier.
  1. Une signification nouvelle de l’idée d’évolution. Mercure de France des 1er et 15 juin 1905.
  2. Voyez la Revue du 1er février.