Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 023

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 52-55).

23.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 4 mars 1766.

J’ai eu, mon cher et illustre ami, une belle peur ces jours passés. Vous avez, dit-on, perdu M. Bertrandi[1], qui, je crois, était votre ami ; imaginez-vous que ceux qui m’avaient d’abord dit cette nouvelle avaient mis votre nom à la place du sien et vous faisaient mort au lieu de lui. Quoique j’eusse reçu depuis assez peu de temps de vos nouvelles et que vous m’eussiez marqué que votre santé était parfaite, je ne fus pourtant pas sans une grande inquiétude, surtout songeant que vous êtes sujet à des maladies graves et que Clairaut avait passé en trois jours d’une très-bonne santé apparente au tombeau[1] ; enfin j’ai été aux informations, et, Dieu merci, j’ai été tiré de peine. Conservez-vous, mon cher ami, pour les sciences, dont vous êtes la ressource ; je m’y intéresse d’autant plus, que ma santé m’oblige à me ménager beaucoup sur le travail et que je ne ferai plus assurément autant que j’ai fait. Ce n’est pas que je n’aie autant d’ardeur, et, je crois, d’aptitude, que par le passé ; mais il faut digérer et dormir, et je fais assez mal l’un et l’autre.

Je crois que vous pouvez être tranquille sur le sort de votre belle pièce concernant l’action des satellites ; cependant n’en dites rien jusqu’à ce que le jugement ait été porté en forme, ce qui sera vers la fin de ce mois. Je vous en donnerai avis sur-le-champ et je crois pouvoir vous en féliciter d’avance, à moins, ce que je ne crois pas, que les commissaires ne remettent le prix, à quoi je m’opposerai très-fort ; car assurément nous ne pouvons rien espérer de mieux que ce que vous avez fait.

M. Euler s’en va, dit-on, à Pétersbourg pour quelque mécontentement qu’il a eu à Berlin. Je lui ai écrit pour l’en dissuader. S’il s’en va, et que vous vouliez le remplacer, vous n’avez qu’à m’écrire un mot et je ferai de mon mieux pour vous servir.

Voilà une petite addition au Mémoire que je vous ai envoyé. S’il est imprimé il ne faudra point faire usage de cette addition, mais seulement faire un carton ou simplement un errata, dans lequel vous ne mettrez que les deux ou trois dernières valeurs de celles qui diffèrent le plus des résultats que je vous ai envoyés. Si le Mémoire n’est pas imprimé, vous ferez en conséquence les changements nécessaires et vous insérerez le reste à son lieu. Peut-être, au reste, pourriez-vous mettre le tout en addition à l’errata si le Mémoire est imprimé. Vous ferez ce que vous jugerez le meilleur. Adieu, mon très-cher et très-illustre ami.

(Addition au Mémoire dont il a été précédemment parlé.)
Du 4 mars 1766.

Ayant vérifié de nouveau et perfectionné à certains égards les calculs que je vous ai envoyés pour les rayons d’un objectif à trois lentilles, je les ai trouvés comme il suit :

ou bien

Ces dimensions supposent que le rapport de à soit il est inutile de dire qu’elles changeraient si avait une autre valeur, par exemple celle de à comme plusieurs expériences le donnent ; dans ce cas, l’aberration de réfrangibilité ne serait pas détruite, mais de celle d’une lentille biconvexe isoscèle, ce qui est considérable au reste, il est aisé de remédier à cet inconvénient par différents moyens qu’il serait trop long de détailler ici.

Vous trouverez dans nos Mémoires de 1759, qui viennent de paraître, un Mémoire de M. d’Arcy[2], que je n’ai pas encore eu le temps d’examiner suffisamment, et dans lequel il prétend que j’ai fait la précession des équinoxes double de ce qu’elle doit être suivant la vraie théorie. Comme mon résultat s’accorde avec celui de M. Euler et avec le vôtre (sans compter plusieurs autres géomètres dont je ne suis pas, à la vérité, aussi sûr que de vous deux), cela me tranquillise beaucoup ; il me semble que M. d’Arcy tombe dans la même méprise que j’ai reprochée (entre beaucoup d’autres) à M. Newton, et qui consiste à ne pas faire assez d’attention au mouvement du sphéroïde autour de son axe (voyez l’art. 145 de mes Recherches). Mais je me propose d’examiner tout cela plus à fond et même de faire voir encore dans la solution de M. Newton d’autres incongruités. Si nos Mémoires de 1759 vous tombent entre les mains, je serais charmé que vous eussiez le temps d’examiner en quoi M. le chevalier d’Arcy se trompe, car je ne doute pas et ne saurais douter de la bonté de ma solution et de l’exactitude de mon résultat, qui est fondé sur la théorie la plus rigoureuse et sur deux méthodes différentes, etc.


  1. a et b Voir plus loin, p. 55, note 1.
  2. Patrick d’Arcy, né à Galway (Irlande) le 27 septembre 1725, mort à Paris le 18 octobre 1779. Il était entré au service de France et devint, en 1749, membre de l’Académie des Sciences. Son éloge a été écrit par Condorcet. Le travail dont parle d’Alembert est intitulé Mémoire sur la précession des équinoxes et est inséré (p. 420-429) dans les Mémoires de l’Académie de 1759.