Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 033

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 69-72).

33.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 23 mai 1766.

Mon très-cher et très-illustre ami, j’ai répondu il y a déjà quelques jours à la petite Lettre que vous m’avez écrite, et dans laquelle vous m’annoncez que vous n’attendez que votre congé. Depuis ce temps, j’en ai reçu presque coup sur coup deux autres auxquelles je vais répondre. J’ai annoncé au roi de Prusse, et je vais lui annoncer de nouveau la disposition où vous êtes d’accepter les offres également honorables et avantageuses qu’il vous fait[1] : je ne doute point que ce prince n’en soit charmé, car il me mande de faire l’impossible pour vous engager, et M. de Catt m’écrit d’hier (M. de Catt est le secrétaire du roi) que ce prince vous désire beaucoup, vous attend avec impatience, qu’il est bien sûr que si vous voulez vous aurez plus de écus de France, et que vous aurez à Berlin tous les agréments possibles. Je profiterai de cette bonne volonté pour demander qu’on vous procure toutes les facilités pour votre voyage et votre établissement. Il faut qu’un homme tel que vous soit appelé par un prince tel que lui avec les distinctions et l’agrément que vous méritez. Je désire beaucoup que vous passiez par Paris ; j’en demanderai même la permission au roi de Prusse ; mais cependant, comme il me paraît pressé de vous avoir, je n’insisterai pas là-dessus. Ne manquez pas d’écrire au roi dès que vous aurez votre congé ; peut-être même ferez-vous bien de lui écrire avant que de l’avoir obtenu. Je ne doute presque pas, à moins de quelque inconvénient que je ne prévois point, que ce prince ne vous demande au roi de Sardaigne, si votre congé tardait trop. J’aurai l’honneur de lui en écrire un mot. Écrivez aussi à de Catt, secrétaire des commandements de Sa Majesté, à Potsdam, en Brandebourg, ou à Berlin. Vous mettrez le tout sous un seul paquet à l’adresse de MM. Girard, Michelet et Cie, négociants à Berlin. Il faudra que la Lettre pour le roi soit dans la même enveloppe avec celle de M. de Catt, parce que celui-ci la présentera. Je vous conseille de demander : 1o la permission de passer par Paris, pour me voir et pour raisonner avec moi de bien des choses concernant la Prusse et l’Académie : 2o une bonne somme pour votre voyage, plutôt plus que moins ; 3o un logement et une somme pour vous meubler, si cela est possible. Cependant il ne faut pas trop insister sur ce dernier article ; je me

charge de le demander et de représenter au roi qu’il faut faire les choses en cette occasion d’une manière également profitable et honorable pour vous. Euler est parti, ou va partir ; ainsi vous n’enlevez rien à personne. J’ai déjà prévenu M. le prince héréditaire de Brunswick[2], qui est ici, de l’excellente acquisition que le roi son oncle va faire, et toute l’Académie des Sciences de Paris pense déjà que la perte de M. Euler est réparée. Vous ne sauriez croire la réputation dont vous jouissez parmi nous, et que vos deux excellentes pièces qui ont remporté le prix vous ont si justement acquise. J’espère que vous ne serez pas moins heureux dans la théorie de la Lune ; mais ce n’est pas ici le moment de parler de tout cela, non plus que de mon travail sur les verres optiques, dont je suis charmé que vous soyez content.

J’ai rencontré à Paris le médecin dont vous me parlez[3]. Quoiqu’il soit venu me chercher deux fois, je ne lui ai pas fait grand accueil. Il semble que je me doutais de ce que vous me marquez à son sujet. Je lui ai seulement parlé de vous avec toute l’estime profonde que vous méritez à tous égards, et je lui ai dit que je ne doutais pas que le roi de Prusse ne cherchât à vous avoir, mais que je ne savais pas si vous accepteriez ses offres, quoique je ne doutasse pas qu’elles ne fussent très-avantageuses. À l’égard de la personne qui est sur mer, et dont vous me promettez de me parler plus en détail, je voudrais savoir si elle est surtout versée dans ce qui concerne le génie et l’attaque des places. Ensuite de quoi, laissez-moi faire.

Adieu, mon très-cher et très-illustre et très-digne ami. Je regarde comme un des plus heureux moments de ma vie celui où j’ai pu contribuer à vous procurer un sort heureux, honorable, en un mot digne de vous. Je désire beaucoup de vous voir, ne fût-ce que quelques moments mais sur cela je me soumets à la Providence.

P.-S. Il me vient une pensée : le roi me charge de lui chercher un président pour son Académie ; cette place vous conviendrait-elle ? Voyez. Vous sentez qu’en ce cas votre sort serait beaucoup plus considérable. À tout hasard je vais en dire un mot au roi. Cela ne vous engagera à rien, ni lui non plus. Il suffit que vous acceptiez ses offres d’ailleurs, que vous alliez à Berlin avec une bonne pension et qu’il en soit content, et il me semble que tout va bien à cet égard.


  1. D’Alembert écrivit en effet à Frédéric II, en date du 26 mai, une nouvelle Lettre dont nous extrayons le passage suivant « Toutes les Lettres que je reçois de M. de la Grange m’assurent de la forme résolution où il est de profiter des offres également honorables et avantageuses que Votre Majesté veut bien lui faire. S’il n’est pas encore parti de Turin pour se rendre auprès de Votre Majesté, ce n’est ni sa faute ni la mienne c’est celle des ministres du roi de Sardaigne, qui, n’osant pas lui refuser absolument son congé, cherchent à le différer, dans l’espérance qu’il changera d’avis mais il me mande que son parti est pris et inébranlable. Je ne doute point que, si Votre Majesté juge à propos de faire demander au roi de Sardaigne même le congé de M. de la Grange, il ne l’obtienne sur-le-champ et ne se mette incessamment en route. En ce cas, Votre Majesté voudrait bien donner ses ordres pour les frais de son voyage. Il est bien singulier que M. Euler, comblé de biens par Votre Majesté, lui et sa famille, ait obtenu son congé si aisément, après vingt-six ans de séjour, et que M. de la Grange, dont on ne juge pas à propos d’assurer la fortune dans son pays, soit obligé de solliciter comme une grâce la permission d’aller jouir ailleurs de la justice qu’un grand roi lui rend. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 404.)
  2. Le prince héréditaire de Brunswick-Lunebourg était arrivé à Paris le 22 avril.
  3. Carburis. Voir plus haut, p. 64.