Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 040

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 80-82).

40.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 3 novembre 1766.

Mon cher et illustre ami, je suis ici depuis cinq ou six jours ; j’en ai passé trois à Potsdam, où M. de Catt a eu pour moi toutes sortes de bontés. Il m’a présenté au roi et à tous les princes, et j’ai été fort bien reçu partout. Sa Majesté a daigné m’entretenir deux fois de différents sujets. Il m’a paru qu’elle n’était pas mécontente de moi. Je le suis infiniment d’elle[1]. Vous devez avoir appris qu’elle a fait pour moi beaucoup plus que je n’avais demandé. Elle m’a nommé tout de suite directeur de la Classe mathématique avec la pension attachée à cette place, laquelle est de 200 écus, de sorte que ma pension est actuellement de 1700 écus. Elle a voulu de plus que cette pension commençât à compter depuis le temps de mon engagement, c’est-à-dire de la date de votre Lettre, ce qui m’a fait une somme de 850 écus que j’ai touchée en arrivant ici. Vous voyez par là que ma situation est très-agréable et qu’elle ne me laisse point regretter d’avoir quitté ma patrie.

Ma santé est bonne, mais elle a grand besoin de repos. Je suis venu de Londres à Hambourg par mer, comme je l’avais projeté. Ce voyage m’a fort bien réussi, mais il a été un peu plus long qu’il n’aurait dû l’être, à cause que le vent nous a presque toujours été contraire. C’est ce qui a retardé d’environ dix ou douze jours mon arrivée ici. L’affaire de mon ami de Foncenex est sur le tapis. Le roi paraît assez porté à le recevoir à son service, et il a même eu la bonté de me dire que ce serait une nouvelle obligation qu’il m’aurait. Il n’y a qu’une place d’aide de camp qui puisse lui convenir ; c’est l’avis de M. de Catt et de Rosière, qui veulent bien s’intéresser à lui.

J’ai mandé à un de ses amis ce qu’il faut qu’il fasse pour bien réussir dans cette affaire. C’est d’écrire une Lettre ostensible à M. le colonel d’Anhalt, premier aide de camp du roi, pour le prier de vouloir bien faire parvenir ses idées à S. M.. Je lui conseille d’exposer dans cette Lettre sa qualité de gentilhomme, les études qu’il a faites, en appuyant beaucoup sur l’attaque et la défense des places, le rang qu’il a actuellement, et enfin ses prétentions. J’espère qu’il fera cela comme il faut et que le succès sera tel que je le souhaite.

Le roi et tous les princes m’ont demandé de vos nouvelles. Je leur ai donné l’espérance de vous revoir ici si votre santé vous le permet. Ils en ont été charmés. Vous seriez adoré ici, mon cher ; vous seriez le maître de mener telle vie qu’il vous plairait. M. de Catt m’a dit que le roi est entré là-dessus dans un grand détail avec lui et qu’il a répondu d’avance à toutes les difficultés que vous pourriez faire. Notre Académie a grand besoin de vous, à ce que tout le monde me dit. Vous êtes le seul qui puissiez la remettre sur un bon pied et servir en même temps les sciences et ceux qui les cultivent. Je reprendrai ce sujet une autre fois, lorsque j’aurai un peu plus de loisir. En attendant, je me contenterai de vous assurer que mon sort est très-heureux et que rien ne manquerait à mon bonheur si vous étiez ici. Je ne compte pas cela parmi les motifs qui pourraient vous engager à vous rendre à nos vœux, mais il est certain que vous trouveriez ici l’homme du monde qui vous aime et vous estime le plus, et qui a pour vous l’attachement le plus vif et le plus sincère. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse de tout mon cœur. J’ai été interrompu vingt fois depuis le commencement de cette Lettre et je ne l’ai écrite qu’à bâtons rompus. Je vous prie d’en excuser le désordre. Je n’ai pas même le temps de la relire.


  1. Lagrange, par un lapsus calami, dit le contraire de ce qu’il voulait dire. Il aurait dû écrire « Je suis infiniment content. »