Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 089

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 194-197).

89.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 4 avril 1771.

Mon cher et illustre ami, depuis ma dernière Lettre, j’ai reçu votre paquet contenant trois exemplaires de la nouvelle édition du Traité des fluides. J’en ai présenté un de votre part à l’Académie, qui m’a chargé de vous en faire ses remercîments. M. Lambert, à qui j’en ai aussi remis un de votre part, m’a donné la Lettre ci-jointe, dans laquelle je ne doute pas qu’il ne vous en témoigne sa vive reconnaissance. La mienne est au-dessus de tout ce que je pourrais vous dire ; elle a atteint son maximum depuis longtemps, en sorte qu’elle n’est plus susceptible d’augmentation. Quoique j’eusse déjà autrefois bien étudié votre excellent Traité des fluides, je l’ai relu avec une nouvelle satisfaction et avec beaucoup de fruit. Mon amour-propre n’a pas été médiocrement flatté de la mention honorable que vous avez bien voulu faire de moi en plusieurs endroits de cet Ouvrage[1]. Je me connais assez pour ne pouvoir pas douter que la bonne opinion que vous avez de moi ne soit un pur effet de votre amitié ; mais par cela même elle m’est encore beaucoup plus précieuse, et j’en suis d’autant plus sensible à toutes les marques que vous m’en donnez. Je n’ai pas pu trouver jusqu’à présent d’occasion pour vous faire parvenir notre Volume de 1768, avec un exemplaire à part de mes Mémoires pour M. de Condorcet mais je suis sûr d’en avoir bientôt une, et j’en profiterai pour vous envoyer en même temps le Volume de 1769, qui est sur le point de paraître. J’y joindrai aussi un Ouvrage de M. Lambert qui a paru l’année passée[2], et qui n’est qu’une collection de différentes Tables numériques qui peuvent être très-utiles dans plusieurs occasions ; c’est moi qui lui en ai donné l’idée et qui l’ai excité à l’exécuter.

J’ai reçu depuis peu de Pétersbourg, par une voie particulière, le troisième Volume du Calcul intégral d’Euler, qui roule entièrement sur le calcul des fonctions ; il y a aussi une très-longue addition sur le nouveau calcul des variations, qui n’est autre chose que celui que j’ai donné en peu de mots dans ma nouvelle méthode pour la solution des problèmes de maximis et minimis, sur laquelle M. Fontaine a, comme vous savez, un peu déchargé sa bile. Comme vous êtes empressé de voir cet Ouvrage, je vous l’enverrai par la même occasion que les Volumes de l’Académie, et, au cas que les libraires n’en aient point encore reçu d’exemplaires de Pétersbourg, je vous enverrai celui que M. Euler m’a envoyé, et qui est peut-être encore l’unique qui soit à Berlin. J’avais réellement dessein de faire imprimer à part plusieurs Mémoires que j’avais lus à l’Académie et qui n’avaient pas pu entrer dans ses Volumes mais, comme l’envie d’être auteur ne me possède nullement et qu’il me semble que le public est déjà presque rassasie d’Ouvrages de Géométrie, que très-peu de personnes, même parmi les géomètres, se donnent la peine de lire, j’ai cru qu’il valait mieux supprimer, en tout ou en partie seulement, ceux de mes Mémoires qui ne contenaient rien de fort intéressant pour le progrès des Mathématiques. D’ailleurs, j’en ai envoyé quatre ou cinq à Turin pour le quatrième Volume des Mélanges, qui tarde, à la vérité, un peu trop à paraître ; ce qui me reste encore, je tâcherai de le faire entrer, du moins en substance, dans les Volumes suivants. À propos, vous trouverez dans le Volume de 1769 un Mémoires de moi sur les ressorts[3] où j’ai tâché de donner une démonstration rigoureuse du principe sur lequel sont fondées les solutions ordinaires de l’Élastique et sur lequel vous avez jeté quelques doutes dans le premier Mémoirede vos Opuscules. Je soumets cette démonstration et tout le Mémoireà votre jugement, et je vous prie de me faire l’honneur de me réfuter si vous trouvez que je me suis trompé ; il n’y a que la manière de réfuter de M. Fontaine qui ne me plaît pas, parce qu’elle est plus impertinente que géométrique.

J’ai lu la théorie de la Lune de Mayer et j’en ai la même idée que vous. Je craindrais fort que cette théorie ne fit beaucoup de tort aux Tables et qu’il n’en fut de celles-ci comme du fameux remède de Mlle Stephens[4], qui avait, comme vous savez, opéré des merveilles avant qu’on sût en quoi il consistait, et qui, dès que le parlement d’Angleterre l’eut acheté et publié, perdit presque entièrement sa réputation. Je dis que je craindrais qu’il n’en fût de même des Tables de Mayer si les astronomes, pour qui elles sont destinées, étaient bien en état de juger de la théorie qui leur sert de fondement. Ce qu’il y a de singulier, c’est que l’auteur, après avoir trouvé un certain nombre d’équations, en rejette les unes et change la valeur des autres sans raison, et remarquez qu’il y a fait des changements continuels, car les équations des Tables ne sont pas tout à fait les mêmes que les équations corrigées de la théorie.

Je compte vous envoyer quelque chose pour le prix. J’ai considéré le problème des trois corps d’une manière générale et nouvelle, non que je croie qu’elle vaille mieux que celle que l’on a employée jusqu’à présent, mais seulement pour faire alio modo ; j’en fais l’application à la Lune, mais je doute fort que j’aie le temps nécessaire pour achever les calculs arithmétiques ; en tout cas, je vous enverrai toujours ce que j’aurai. Je suis charmé que votre réconciliation avec M. de Lalande soit véritable ; il me semble qu’en tout genre la paix vaut mieux que la guerre. M. Dutens est ici ; il me charge de le rappeler à votre souvenir en vous faisant mille compliments de sa part. Le marquis Caraccioli sera à Paris dans le courant d’avril ; j’espère que je pourrai un jour ou l’autre profiter de ses offres pour aller vous embrasser et passer quelque temps avec vous. Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien et aimez-moi comme je vous aime.


  1. Voir p. 50, 203, 212.
  2. Observations trigonométriques. Lu à l’Académie de Berlin en 1768 et imprimé (p. 327-356) dans le Volume portant la date de cette année, qui ne parut qu’en 1770.
  3. Sur la force des ressorts pliés (p. 167-203). Voir Œuvres, t. III, p. 77.
  4. C’était un remède contre la pierre. Le Parlement l’acheta 5000 l. st. en 1739.