Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/11

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Projet d’une lettre à M. Arnauld
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 552-557).

Projet d’une lettre à M.  Arnauld[1].

Monsieur,

L’hypothèse de la concomitance est une suite de la notion que j’ai de la substance. Car, selon moi, la notion individuelle d’une substance enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver, et c’est en quoi les êtres accomplis différent de ceux qui ne le sont pas. Or, l’âme étant une substance individuelle, il faut que sa notion, idée, essence ou nature enveloppe tout ce qui lui doit arriver ; et Dieu, qui la voit parfaitement, y voit ce qu’elle agira ou souffrira à tout jamais, et toutes les pensées qu’elle aura. Donc, puisque nos pensées ne sont que des suites de la nature de notre âme et lui naissent en vertu de sa notion, il est inutile d’y demander l’influence d’une autre substance particulière, outre que cette influence est absolument inexplicable. Il est vrai qu’il nous arrive certaines pensées, quand il y a certains mouvements corporels, et qu’il arrive certains mouvements corporels, quand nous avons certaines pensées ; mais c’est parce que chaque substance exprime l’univers tout entier à sa manière, et cette expression de l’univers, qui fait un mouvement dans le corps, est peut-être une douleur à l’égard de l’âme. Mais on attribue l’action à cette substance dont l’expression est plus distincte, et on l’appelle cause. Comme lorsqu’un corps nage dans l’eau, il y a une infinité de mouvements des parties de l’eau, tels qu’il faut afin que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie la plus courte. C’est pourquoi nous disons que ce corps en est cause, parce que, par son moyen, nous pouvons expliquer distinctement ce qui arrive ; mais si on examine ce qu’il y a de physique et de réel dans le mouvement, on peut aussi bien supposer que ce corps est en repos, et que tout le reste se meut conformément à cette hypothèse, puisque tout le mouvement en lui-même n’est qu’une chose respective, savoir : un changement de situation qu’on ne sait à qui attribuer dans la précision mathématique ; mais on l’attribue à un corps par le moyen duquel tout s’explique distinctement. Et en effet, à prendre tous les phénomènes petits et grands, il n’y a qu’une seule hypothèse qui serve à expliquer le tout distinctement. Et on peut même [dire] que, quoique ce corps ne soit pas une cause efficiente physique de ces effets, son idée au moins en est pour ainsi dire la cause finale, ou, si vous voulez, exemplaire dans l’entendement de Dieu. Car, si on veut chercher s’il y a quelque chose de réel dans le mouvement, qu’on s’imagine que Dieu veuille exprès produire tous les changements de situation dans l’univers, tout de même comme si ce vaisseau les produirait en voguant dans l’eau ; n’est-il pas vrai qu’en effet il arriverait justement cela même ? car il n’est pas possible d’assigner aucune différence réelle. Ainsi, dans la précision métaphysique, on n’a pas plus de raison de dire que le vaisseau pousse l’eau à faire cette grande quantité de cercles servant à remplir la place du vaisseau, que de dire que l’eau est poussée à faire tous ces cercles, et qu’elle pousse le vaisseau à se remuer conformément ; mais à moins de dire que Dieu a voulu exprès produire une si grande quantité de mouvements d’une manière si conspirante, on n’en peut pas rendre raison, et comme il n’est pas raisonnable de recourir à Dieu dans le détail, on a recours au vaisseau, quoique en effet, dans la dernière analyse, le consentement de tous les phénomènes des différentes substances ne vienne que de ce qu’elles sont toutes des productions d’une même cause, savoir de Dieu ; qui fait que chaque substance individuelle exprime la résolution que Dieu a prise il l’égard de tout l’univers. C’est donc par la même raison qu’on attribue les douleurs aux mouvements des corps, parce qu’on peut par là venir à quelque chose de distinct. Et cela sert à nous procurer des phénomènes ou à les empêcher. Cependant, à ne rien avancer sans nécessité, nous ne faisons que penser, et aussi nous ne nous procurons que des pensées, et les phénomènes ne sont que des pensées. Mais comme toutes nos pensées ne sont pas efficaces, et ne servent pas à nous en procurer d’autres d’une certaine nature, et qu’il nous est impossible de déchiffrer le mystère de la connexion universelle des phénomènes, il faut prendre garde, par le moyen de l’expérience, à celles qui nous en procurent autres fois, et c’est en quoi consiste l’usage des sens et ce qu’on appelle l’action hors de nous.

L’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles suit de ce que j’ai dit que chaque substance individuelle enveloppe pour toujours tous les accidents qui lui arriveront, et exprime tout l’univers à sa manière ; ainsi ce qui est exprimé dans le corps par un mouvement ou changement de situation est peut-être exprimé dans l’âme par une douleur. Puisque les douleurs ne sont que des pensées, il ne faut pas s’étonner si elles sont des suites d’une substance dont la nature est de penser. Et, s’il arrive constamment que certaines pensées sont jointes à certains mouvements, c’est parce que Dieu a créé d’abord toutes les substances, en sorte que dans la suite tous leurs phénomènes s’entre-répondent, sans qu’il leur faille pour cela une influence physique mutuelle, qui ne parait pas même explicable ; peut-être que M.  Descartes était plutôt pour cette concomitance que pour l’hypothèse des causes occasionnelles, car il ne s’est point expliqué la-dessus que je sache.

J’admire ce que vous remarquez, Monsieur, que saint Augustin a déjà eu de telles vues, en soutenant que la douleur n’est autre chose qu’une tristesse de l’âme qu’elle a de ce que son corps est mal disposé. Ce grand homme a assurément pénétré bien avant dans les choses. Cependant l’âme sent que son corps est mal disposé, non pas par une influence du corps sur l’âme, ni par une opération particulière de Dieu qui l’en avertisse, mais parce que c’est la nature de l’âme d’exprimer ce qui se passe dans les corps, étant créée d’abord, en sorte que la suite de ses pensées s’accorde avec la suite des mouvements. On peut dire la même chose du mouvement de mon bras de bas en haut. On demande ce qui détermine les esprits à entrer dans les nerfs d’une certaine matière, je réponds que c’est tant l’impression des objets que la disposition des esprits et nerfs mêmes, en vertu des lois ordinaires du mouvement. Mais, par la concordance générale des choses, toute cette disposition n’arrive jamais que lorsqu’il y a en même temps dans l’âme cette volonté à laquelle nous avons coutume d’attribuer l’opération. Ainsi les âmes ne changent rien dans l’ordre des corps, ni les corps dans celui des âmes. (Et c’est pour cela que les formes ne doivent point être employées à expliquer les phénomènes de la nature.) Et une âme ne change rien dans le cours des pensées d’une autre âme. Et, en général, une substance particulière n’a point d’influence physique sur l’autre ; aussi serait-elle inutile, puisque chaque substance est un être accompli, qui se suffit lui-même il déterminer en vertu de sa propre nature tout ce qui lui doit arriver. Cependant on a beaucoup de raison de dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu’une solutio continui dans la matière de mon corps est cause de la douleur ; car l’un exprime distinctement ce que l’autre exprime plus confusément, et on doit attribuer l’action à la substance dont l’expression est plus distincte. D’autant que cela suffit[2] à la pratique pour se procurer des phénomènes. Si elle n’est pas cause physique, on peut dire qu’elle est cause finale, ou pour mieux dire exemplaire, c’est-il-dire que son idée dans l’entendement de Dieu a contribué à la résolution de Dieu à l’égard de cette particularité, lorsqu’il s’agissait de résoudre la suite universelle des choses.

L’autre difficulté est sans comparaison plus grande, touchant les formes substantielles et les âmes des corps ; et j’avoue que je ne m’y satisfais point. Premièrement, il faudrait être assuré que les corps sont des substances et non pas seulement des phénomènes véritables comme l’arc-en-ciel. Mais, cela posé, je crois qu’on peut inférer que la substance corporelle ne consiste pas dans l’étendue ou dans la divisibilité ; car on m’avouera que deux corps éloignés l’un de l’autre, par exemple deux triangles, ne sont pas réellement une substance ; supposons maintenant qu’ils s’approchent pour composer un carré, le seul attouchement les fera-t-il devenir une substance ? Je ne le pense pas. Or, chaque masse étendue peut être considérée comme composée de deux ou mille autres ; il n’y a que l’étendue par un attouchement. Ainsi on ne trouvera jamais un corps dont on puisse dire que c’est véritablement une substance. Ce sera toujours un agrégé de plusieurs. Ou plutôt, ce ne sera pas un être réel, puisque les parties qui le composent sont sujettes En la même difficulté, et qu’on ne vient jamais à aucun être réel, les êtres par agrégation n’ayant qu’autant de réalité qu’il y en a dans leurs ingrédients. D’où il s’ensuit que la substance d’un corps, s’ils en ont une, doit être indivisible ; qu’on l’appelle âme on forme, cela m’est indifférent. Mais aussi la notion générale de la substance individuelle, que vous semblez assez goûter, Monsieur, prouve la même chose. L’étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli, on n’en saurait tirer aucune action ni changement, elle exprime seulement un état présent, mais nullement le futur et le passé, comme doit faire la notion d’une substance. Quand deux triangles se trouvent joints, on n’en saurait conclure comment cette jonction s’est faite. Car cela peut être arrivé de plusieurs façons, mais tout ce qui peut avoir plusieurs causes n’est jamais un être accompli. Cependant j’avoue qu’il est bien difficile de résoudre plusieurs questions dont vous faites mention. Je crois qu’il faut dire que, si les corps ont des formes substantielles, par exemple, si les bêtes ont des âmes, que ces âmes sont indivisibles. C’est aussi le sentiment de saint Thomas. Ces âmes sont donc indestructibles ? Je l’avoue, et comme il se peut que selon les sentiments de M.  Leeuwenhoeck toute génération d’un animal ne soit qu’une transformation d’un animal déjà vivant, il y a lieu de croire aussi que la mort n’est qu’une autre transformation. Mais l’âme de l’homme est quelque chose de plus divin, elle n’est pas seulement indestructible, mais elle se connaît toujours et demeure conscia sui. Et quant à son origine, on peut dire que Dieu ne l’a produite que lorsque ce corps animé qui est dans la semence se détermine à prendre la forme humaine. Cette âme brute, qui animait auparavant ce corps avant la transformation, est annihilée, lorsque l’âme raisonnable prend sa place, ou si Dieu change l’une dans l’autre, en donnant à la première une nouvelle perfection par une influence extraordinaire, c’est une particularité sur laquelle je n’ai pas assez de lumières.

Je ne sais pas si le corps, quand l’âme ou la forme substantielle est mise à part, peut être appelé une substance. Ce pourra bien être une machine, un agrégé de plusieurs substances, de sorte que, si on me demande ce que je dois dire de forma, cadaveris ou d’un carreau de marbre, je dirai qu’ils sont peut-être unis per aggregationem comme un tas de pierres, et ne sont pas des substances. On pourra dire autant du soleil, de la terre, des machines, et excepté l’homme il n’y a point de corps dont je puisse assurer que c’est une substance plutôt qu’un agrégé de plusieurs ou peut-être un phénomène. Cependant il me semble assuré que, s’il y a des substances corporelles, l’homme ne l’est point seul, et il paraît probable que les bêtes ont des âmes quoiqu’elles manquent de conscience.

Enfin, quoique je demeure d’accord que la considération des formes ou âmes est inutile dans la physique particulière, elle ne laisse pas d’être importante dans la métaphysique. À peu près comme les géomètres ne se soucient pas de compesitione continui, et les physiciens ne se mettent point en peine si une boule pousse l’autre, ou si c’est Dieu.

Il serait indigne d’un philosophe d’admettre ces âmes ou formes sans raison, mais sans cela il n’est pas intelligible que les corps sont des substances.

  1. Cette lettre est une première ébauche de la lettre suivante.
  2. Grotefend et Gehrardt donnent : soit, ce qui n’a aucun sens.