Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/4

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz au Landgrave, 12 avril 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 509-512).

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.
Monseigneur,

J’ai reçu le jugement de M.  Arnaud, et je trouve à propos de le désabuser, si je puis, par le papier ci-joint en forme de lettre à V. A. S. ; mais j’avoue que j’ai eu beaucoup de peine de supprimer l’envie que j’avais, tantôt de rire, tantôt de témoigner de la compassion, voyant que ce bon homme paraît en effet avoir perdu une partie de ses lumières et ne petit s’empêcher d’outrer toutes choses, comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu’ils voient ou songent paraît noir. J’ai gardé beaucoup de modération à son égard, mais je n’ai pas laissé de lui faire connaître doucement qu’il a tort. S’il à la bonté de me retirer des erreurs qu’il m’attribue et qu’il croit voir dans mon écrit, je souhaiterais qu’il supprimât les réflexions personnelles et les expressions dures que j’ai dissimulées par le respect que j’ai pour V. A. S. et par la considération que j’ai eue pour le mérite du bon homme. Cependant j’admire la différence qu’il y a entre nos santons pi-étendus, et entre les personnes du monde qui n’en affectent point l’opinion et en possèdent bien davantage l’effet. V. A. S. est un prince souverain, et cependant elle a montré à mon égard une modération que j’ai admirée. Et M.  Arnaud est un théologien fameux, que les méditations des choses divines devraient avoir rendu doux et charitable ; cependant ce qui vient de lui paraît souvent fier et farouche et plein de dureté. Je ne m’étonne pas maintenant s’il s’est brouillé si aisément avec le P. Malebranche et autres qui étaient fort de ses amis. Le Père Malebranche avait publié des écrits que M.  Arnaud a traité d’extravagants, à peu près comme il fait à mon égard, mais le monde n’a pas toujours été de son sentiment. Il faut cependant que l’on se garde bien d’irriter son humeur bilieuse. Cela nous ôterait tout le plaisir et toute la satisfaction que j’avais attendue d’une collation douce et raisonnable. Je crois qu’il a reçu mon papier quand il était en mauvaise humeur, et que, se trouvant importuné par là, il s’en a voulu venger par une réponse rebutante. Je sais que, si V. A. S. avait le loisir de considérer l’objection qu’il me fait, elle ne pourrait s’empêcher de rire, en voyant le peu de sujet qu’il y a de faire des exclamations si tragiques ; à peu près comme on rirait en écoutant un orateur qui dirait a tout moment : 0 cælum, o terra, o maria Neptuni ! Je suis heureux s’il n’y a rien de plus choquant ou de plus difficile dans mes pensées que ce qu’il objecte. Car, selon lui, si ce que je dis est vrai (savoir que la notion ou considération individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera et à sa postérité), il s’ensuit, selon M.  Arnaud, que Dieu n’aura plus de liberté maintenant à l’égard du genre humain. Il s’imagine donc Dieu comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences ; au lieu que Dieu, prévoyant et réglant toutes choses de toute éternité, a choisi de prime abord toute la suite et connexion de l’univers, et par conséquent non pas un Adam tout simple, mais un tel Adam, dont il prévoyait qu’il ferait de telles choses et qu’il aurait de tels enfants, sans que cette providence de Dieu réglée de tout temps soit contraire à sa liberté. De quoi tous les théologiens (a la réserve de quelques Sociniens qui conçoivent Dieu d’une manière humaine) demeurent d’accord. Et je m’étonne que l’envie de trouver je ne sais quoi de choquant dans mes pensées, dont la prévention avait fait naître en son esprit une idée confuse et mal digérée, a porté ce savant homme à parler contre ses propres lumières et sentiments. Car je ne suis pas assez peu équitable pour l’imiter et pour lui imputer le dogme dangereux de ces Sociniens, qui détruit la souveraine perfection de Dieu, quoiqu’il semble presque d’y incliner dans la chaleur de la dispute. Tout homme qui agit sagement considère toutes les circonstances et liaisons de la résolution qu’il prend, et cela suivant la mesure de sa capacité. Et Dieu, qui voit tout parfaitement et d’une seule vue, peut-il manquer d’avoir pris des résolutions conformément à tout ce qu’il voit ; et peut-il avoir choisi un tel Adam sans considérer et résoudre aussi tout ce qui a de la connexion avec lui. Et par conséquent il est ridicule de dire que cette résolution libre de Dieu lui ôte sa liberté. Autrement, pour être toujours libre il faudrait être toujours irrésolu. Voilà ces pensées choquantes dans l’imagination de M.  Arnaud. Nous verrons si à force de conséquences il en pourra ôter quelque chose de plus mauvais.

Cependant la plus importante réflexion que je fais là-dessus, c’est que lui-même autrefois a écrit expressément à V. A. S. que pour des opinions de philosophie on ne ferait point de guerre à un homme qui serait dans leur Église ou qui en voudrait être, et le voila lui-même maintenant qui, oubliant sa modération, se déchaîne sur un rien. Il est donc dangereux de se commettre avec ces gens-là, et V. A. S. voit combien on doit prendre des mesures. Aussi est-ce une des raisons que j’ai eue de faire communiquer ces choses à M.  Arnaud, savoir pour le sonder un peu et pour voir comment il se comporterait ; mais tange montes et fumigabunt. Aussitôt qu’on s’écarte tantôt peu du sentiment de quelques docteurs, ils éclatent en foudres et en tonnerres. Je crois bien que le monde ne serait pas de son sentiment, mais il est toujours bon d’être sur ses gardes. V. A. cependant aura occasion peut-être de lui représenter que c’est rebuter les gens sans nécessité que d’agir de cette manière, afin qu’il en use dorénavant avec un peu plus de modération. Il me semble que V. A. a échangé des lettres avec lui touchant les voies de contrainte, dont je souhaiterais d’apprendre le résultat.

Au reste S. A. S. mon maître est allé maintenant à Rome, et il ne reviendra pas apparemment en Allemagne si tôt qu’on avait cru. J’irai un de ces jours à Wolfenbutel, et ferai mon possible pour ravoir le livre de V. A. On dit qu’il y a une histoire des hérésies modernes de M.  Varillas. La lettre de Mastrich, que V. A. m’a communiquée, touchant les conversions de Sedan, paraît fort raisonnable. M.  Mainbourg, dit-on, rapporte que saint Grégoire le Grand approuvait aussi ce principe qu’il ne faut pas se mettre en peine ; les conversions des hérétiques sont feintes, pourvu qu’on gagne par là véritablement leur postérité, mais il n’est pas permis de tuer des âmes pour en gagner d’autres[1].

  1. Ici s’arrête la lettre publiée par Grotefend. M. Gehrardt y a ajouté les lignes suivantes, extraites de la Correspondance de Leibniz et du Landgrave de Hesse, publiée par Rommel en 2  vol. en 1847 (Francfort-suir-le-Mein) : « …quoique Charlemagne en ait usé de même à peu près contre les Saxons, en les forçant à la religion l’épée à la gorge. » Maintenant, nous avons ici M.  Loti, qui nous apporte son Histoire-de Genève en cinq volumes, dédiée a la maison de Brunswick. Je ne sais quel rapport il y a trouvé. Il dit d’assez jolies choses quelquefois et est un homme de bon entretien.