Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/3

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz au Landgrave, 12 avril 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 504-509).

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.

Je ne sais que dire de la lettre de M. A., et je n’aurais jamais cru qu’une personne dont la réputation est si grande et si véritable, et dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique, irait si vite dans ses jugements. Après cela je ne m’étonne plus si quelques-uns se sont emportés contre lui. Cependant je tiens qu’il faut souffrir quelquefois la mauvaise humeur d’une personne dont le mérite est extraordinaire, pourvu que son procédé ne tire point à conséquence, et qu’un retour d’équité dissipe les fantasmes d’une prévention mal fondée. J’attends cette justice de M. Arnaud. Et cependant, quelque sujet que j’aie de me plaindre, je veux supprimer toutes les réflexions qui ne sont pas essentielles à la matière et qui pourraient aigrir, mais j’espère qu’il en usera de même, s’il a la bonté de m’instruire. Je le puis assurer seulement que certaines conjectures qu’il fait sont fort différentes de ce qui est en effet, que quelques personnes de bon sens ont fait un autre jugement, et que nonobstant leur applaudissement je ne me presse pas trop à publier quelque chose sur des matières abstraites, qui sont au goût de peu de gens, puisque le public n’a presque rien encore appris depuis plusieurs années de quelques découvertes plus plausibles que j’ai. Je n’avais mis ces méditations par écrit que pour profiter en mon particulier des jugements de quelques personnes habiles et pour me confirmer ou corriger dans la recherche ou connaissance des plus importantes vérités. Il est vrai que quelques personnes d’esprit ont goûté mes opinions, mais je serais le premier à les désabuser, si je puis juger qu’il y a le moindre inconvénient dans ces principes[1]. Cette déclaration est sincère, et ce ne serait pas la première fois que j’ai profité des instructions des personnes éclairées ; c’est pourquoi, si je mérite que M. Arnaud exerce à mon égard cette charité, qu’il y aurait de me tirer des erreurs qu’il croit dangereuses et dont je déclare de bonne foi de ne pouvoir encore comprendre le mal, je lui aurai assurément une très grande obligation. Mais j’espère qu’il en usera avec modération, et qu’il me rendra justice, puisqu’on la doit au moindre des hommes, quand on lui a fait tort par un jugement précipité.

Il choisit une de mes thèses pour montrer qu’elle est dangereuse. Mais ou je suis incapable de comprendre la difliculté, ou je n’en vois aucune. Ce qui m’a repris de ma surprise, et m’a faire croire que ce que dit M. Arnaud ne vient que de prévention. Je tâcherai donc de lui ôter cette opinion étrange, qu’il a conçue un peu trop promptement. J’avais dit dans le 13e article de mon sommaire que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais ; il en tire cette conséquence que tout ce qui arrive à une personne, et même à tout le genre humain, doit arriver par une nécessité plus que fatale. Comme si les notions ou prévisions rendaient les choses nécessaires, et comme si une action libre ne pouvait être comprise dans la notion ou vue parfaite que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra. Et il ajoute que peut-être je ne trouverai pas d’inconvénient à la conséquence qu’il tire. Cependant j’avais protesté expressément dans le même article de ne pas admettre une telle conséquence. Il faut donc ou qu’il doute de ma sincérité, dont je ne lui ai donné aucun sujet, ou qu’il n’ait pas assez examiné ce qu’il refusait[2]. Ce que je ne blâmerai pourtant pas, comme il semble que j’aurais droit de faire, parce que je considère qu’il écrivait dans un temps où quelque incommodité ne lui laissait pas la liberté d’esprit entière, comme le témoigne sa lettre même. Et je désire de faire connaître combien j’ai de déférence pour lui.

Je viens à la preuve de sa conséquence, et pour y mieux satisfaire je rapporterai les propres paroles de M. Arnaud.

Si cela est (savoir que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais), « Dieu n’a pas été[3] libre de créer tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et ce qui lui arrivera à jamais a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale » (il y avait quelque faute dans la copie, mais je crois de la pouvoir restituer comme je viens de faire). « Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants (je l’accorde), et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient, et ainsi de suite » (je l’accorde encore, car ce n’est que ma thèse appliquée à quelques cas particuliers). « Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. » Ces dernières paroles doivent contenir proprement la preuve de la conséquence ; mais il est très manifeste qu’elles confondent necessitatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. On la toujours distingué entre ce que Dieu est libre de faire absolument et entre ce qu’il s’oblige de faire en vertu de certaines résolutions déjà prises, et il n’en prend guère qui n’aient déjà égard à tout. Il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte de maintenir sa liberté) à la façon de quelques Sociniens et comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences et qui maintenant ne serait plus libre de créer ce qu’il trouve bon, si ses premières résolutions à l’égard d’Adam ou autres enferment déjà un rapport qui touche leur postérité, au lieu que tout le monde demeure d’accord que Dieu a réglé de toute éternité toute la suite de l’univers, sans que cela diminue sa liberté en aucune manière. Il est visible aussi que cette objection détache les volontés de Dieu les unes des autres, qui pourtant ont du rapport ensemble. Car il ne faut pas considérer la volonté de Dieu de créer un tel Adam détachée de toutes les autres volontés qu’il a à l’égard des enfants d’Adam et de tout le genre humain, comme si Dieu premièrement faisait le décret de créer Adam sans aucun rapport à sa postérité, et par la néanmoins selon moi s’ôtait la liberté de créer la postérité d’Adam comme bon lui semble ; ce qui est raisonner fort étrangement. Mais il faut plutôt considérer que Dieu choisissant non pas un Adam vague, mais un tel Adam dont une parfaite représentation se trouve parmi les êtres possibles dans les idées de Dieu, accompagné de telles circonstances individuelles et qui entre autres prédicats a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité ; Dieu, dis-je, le choisissant a déjà égard à sa postérité, et choisit en même temps l’un et l’autre. En quoi je ne saurais comprendre qu’il y ait du mal. Et s’il agissait autrement, il n’agirait point en Dieu. Je me servirai d’une comparaison. Un prince sage qui choisit un général dont il sait les liaisons, choisit en effet en même temps quelques colonels et capitaines qu’il sait bien que ce général recommandera et qu’il ne voudra pas lui refuser pour certaines raisons de prudence, qui ne détruisent pourtant point son pouvoir absolu ni sa liberté. Tout cela a lieu en Dieu par plus forte raison. Donc, pour procéder exactement, il faut considérer en Dieu une certaine volonté plus générale, plus compréhensive, qu’il a à l’égard de tout l’ordre de l’univers, puisque l’univers est comme un tout que Dieu pénètre d’une seule vue, car cette volonté comprend virtuellement les autres volontés touchant ce qui entre dans cet univers, et parmi les autres aussi celle de créer un tel Adam, lequel se rapporte à la suite de sa postérité, laquelle Dieu a aussi choisie telle ; et même on peut dire que ces volontés du particulier ne diffèrent de la volonté du général que par un simple rapport, et peu près comme la situation d’une ville considérée d’un certain point de vue diffère de son plan géométral ; car elles expriment toutes tout l’univers, comme chaque situation exprime la ville. En effet, plus on est sage, moins on a de volontés détachées, et plus les vues et les volontés qu’on a sont compréhensives et liées. Et chaque volonté particulière enferme un rapport à toutes les autres, afin qu’elles soient les mieux concertées qu’il est possible. Bien loin de trouver la dedans quelque chose qui choque, je croirais que le contraire détruit la perfection de Dieu. Et à mon avis il faut être bien difficile ou bien prévenu pour trouver dans des sentiments si innocents, ou plutôt si raisonnables, de quoi faire des exagérations si étranges que celles qu’on a envoyées à V. A. Pour peu qu’on pense aussi à ce que je dis, on trouvera qu’il est manifeste ex terminus. Car par la notion individuelle d’Adam j’entends certes une parfaite représentation d’un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est distingue par la d’une infinité d’autres personnes possibles fort semblables, mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère du cercle, quelque approchante qu’elle soit), auxquelles Dieu l’a préféré, parce qu’il lui a plu de choisir justement un tel ordre de l’univers, et tout ce qui s’ensuit de sa résolution n’est nécessaire que par une nécessité hypothétique, et ne détruit nullement la liberté de Dieu ni celle des esprits créés. Il y a un Adam possible dont la postérité est telle, et une infinité d’autres dont elle serait autre, n’est-il pas vrai, que ces Adams possibles (si on les peut appeler ainsi) sont différents entre eux, et que Dieu n’en a choisi qu’un, qui est justement le nôtre ? Il y a tant de raisons qui prouvent l’impossibilité, pour ne pas dire l’absurdité et même impiété du contraire, que je crois que dans le fond tous les hommes sont du même sentiment, quand ils pensent un peu à ce qu’ils disent. Peut-être aussi que si M. Arnaud n’avait pas eu de moi le préjugé qu’il s’est fait d’abord, il n’aurait pas trouvé mes propositions si étranges, et n’en aurait pas tiré de telles conséquences.

Je crois en conscience d’avoir satisfait à l’objection de M. Arnaud, et je suis bien aise de voir que l’endroit qu’il a choisi comme un des plus choquants l’est si peu à mon avis. Mais je ne sais si je pourrai avoir le bonheur de faire en sorte que M. Arnaud le reconnaisse aussi. Le grand mérite parmi mille avantages a ce petit défaut que les personnes qui en ont, ayant raison de se fier ai leur sentiment, ne sont pas aisément désabusées. Pour moi qui ne suis pas de ce caractère, je ferais gloire d’avouer que j’ai été mieux instruit, et même j’y trouverais du plaisir, pourvu que je le puisse dire sincèrement et sans flatterie.

Au reste, je désire aussi que M. Arnaud sache que je ne prétends nullement à la gloire d’être novateur, comme il semble qu’il a pris mes sentiments. Au contraire, je trouve ordinairement que les opinions les plus anciennes et les plus reçues sont les meilleures. Et je ne crois pas qu’on puisse être accusé de l’être (d’être novateur), quand on produit seulement quelques nouvelles vérités, sans renverser les sentiments établis (reçus). Car c’est ce que font les géomètres et tous ceux qui passent plus avant. Et je ne sais s’il sera facile de remarquer des opinions autorisées à qui les miennes soient opposées. C’est pourquoi ce que M. Arnaud dit de l’Église n’a rien de commun avec ces méditations, et je n’espère pas qu’il veuille ni qu’il puisse assurer qu’il y a quoi que ce soit là-dedans qui passerait pour hérétique en quelque Église que ce soit. Cependant, si celle où il est était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir d’avertissement pour s’en donner de garde. Et dès qu’on voudrait produire quelque méditation qui aurait le moindre rapport à la religion, et qui irait un peu au delà de ce qui s’enseigne aux enfants, on serait en danger de se faire une affaire, à moins que d’avoir quelque père de l’Église pour garant, qui dise la même chose in terminis ; quoique encore cela peut-être ne suffirait-il pas pour une entière assurance, surtout quand on n’a pas de quoi se faire ménager.

Si V. A. S. n’était pas un prince dont les lumières sont aussi grandes que la modération, je n’aurais eu garde de l’entretenir de ces choses ; maintenant à qui mieux s’en rapporter qu’à elle, et puisqu’elle a eu la bonté de lier ce commerce, pourrait-on sans imprudence aller choisir un autre arbitre ? D’autant qu’il ne s’agit pas tant de la vérité de quelques propositions, que de leur conséquence et tolérabilité, je ne crois pas qu’elle approuve que les gens soient foudroyés pour si peu de chose. Mais peut-être aussi que M. Arnaud n’a parlé en ces termes durs qu’en croyant que j’admettrais la conséquence qu’il a raison de trouver effrayante, et qu’il changera de langage après mon éclaircissement[4], à quoi sa propre équité pourra contribuer autant que l’autorité de V. A. Je suis avec dévotion, etc.

  1. Gehrardt supprime : Dans ces principes.
  2. Grotefend :Réfutait.
  3. Grotefend : Dieu a estre.
  4. Grotefend : Et désaveu.