Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/7

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — A. Arnauld au Landgrave, 13 mai 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 520-533).

A. Arnauld au Landgrave.

13 mai 1686.

Je suis bien fâché, Monseigneur, d’avoir donné occasion à M.  Leibniz de s’emporter si fort contre moi. Si je l’avais prévu, je me serais bien gardé de dire si franchement ce que je pensais d’une de ses propositions métaphysiques ; mais je le devais prévoir, et j’ai eu tort de me servir de termes si durs, non contre sa personne, mais contre son sentiment. Ainsi, j’ai cru que j’étais obligé de lui en demander pardon, et je l’ai fait très sincèrement par la lettre que je lui écris et que j’envoie ouverte à V. A. C’est aussi tout de bon que je la prie de faire ma paix, et de me réconcilier avec un ancien ami, dont je serais très fâché d’avoir fait un ennemi par mon imprudence ; mais je serai bien aise que cela en demeure là et que je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments, car je suis si accablé de tant d’autres occupations, que j’aurais de la peine à le satisfaire ces matières abstraites demandent beaucoup d’application et ne se pouvant pas faire que cela ne me prît beaucoup de temps. »

Je ne sais si je n’ai oublié de vous envoyer une addition à l’apologie pour les catholiques ; j’en ai peur, à cause que V. A. ne m’en parle point : c’est pourquoi je lui en envoie aujourd’hui avec deux factums. L’évêque de Namur, que l’internonce a nommé pour juge, a de la peine à se résoudre à accepter cette commission, tant les Jésuites se font craindre ; mais si leur puissance est si grande qu’on ne puisse obtenir contre eux de justice en ce monde, ils ont sujet d’appréhender que Dieu ne les punisse en l’autre avec d’autant plus de rigueur. C’est une terrible histoire et bien considérable que celle de ce chanoine, dont les débauches apparemment seraient impunies, s’il ne s’était rendu odieux par ses fourberies et par ses cabales. Ce ministre luthérien dont V. A. parle doit avoir des bonnes qualités ; mais c’est une chose incompréhensible, et qui marque une prévention bien aveugle, qu’il puisse regarder Luther comme un homme destiné de Dieu pour la réformation de la religion chrétienne. Il faut qu’il ait une idée bien basse de la véritable piété, pour en trouver dans un homme fait comme celui-là, impudent dans ses discours et si goinfre dans sa vie. Je ne suis pas surpris de ce que ce ministre vous a dit contre ceux qu’on appelle Jansénistes, Luther ayant d’abord avancé des propositions outrées contre la coopération de la grâce et contre le libre arbitre, jusques à donner pour titre il un de ses livres : De servo arbitrio. Mélanchton, quelque temps après, les mitige beaucoup, et les Luthériens depuis sont passés dans l’extrémité opposée, de sorte que les Arminiens n’avaient rien de plus fort à opposer aux Gomaristes que les sentiments de l’Église luthérienne. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les Luthériens d’aujourd’hui, qui sont dans les mêmes sentiments que les Arminiens, soient opposés aux disciples de saint Augustin. Car les Arminiens sont plus sincères que les Jésuites. Ils avouent que saint Augustin est contre eux dans les opinions qui leur sont communes avec les Jésuites, mais ils ne se croient pas obligés de le suivre. Ce que mande le Pere Jobert des nouveaux convertis donne lieu d’espérer que ceux qui ne le sont que de nom pourront revenir peu à peu, pourvu qu’on s’applique à les instruire, qu’on les édifie par de bons exemples et qu’on remplisse les cures de bons sujets ; mais ce, serait tout gâter que de leur ôter les traductions en langue vulgaire de tout ce qui se dit il la messe. Il n’y a que cela qui les puisse guérir de l’aversion qu’on leur en a donnée. Cependant on ne nous a point encore mandé ce qu’est devenue la tempête qui s’est excitée contre l’Année chrétienne, dont j’ai écrit à V. A. il y a déjà assez longtemps. Un gentilhomme nommé M.  Cicati, qui tient l’Académie à Bruxelles, qui se dit fort connu de V. A., parce qu’il a eu l’honneur d’apprendre à monter à cheval aux princes ses fils, connaît un Allemand, fort honnête homme qui sait fort bien le français et est bon jurisconsulte, ayant même eu une charge de conseiller, et qui a été déjà employé à conduire de jeunes seigneurs. Il croit qu’il serait très propre auprès des princes ses petits-fils, lors surtout qu’ils iront voyager en France, et que même, en attendant, il pourrait rendre d’autres services à V. A. Il ajoute qu’il n’est point intéressé et qu’il ne se mettra point à si haut prix que cela puisse incommoder V. A. J’ai cru qu’il ne pouvait nuire de lui donner cet avis, cela ne l’oblige à rien et lui peut servir, si elle se croit obligée de mettre auprès de ces jeunes princes une personne qui ne les quitte ni jour ni nuit. Ne sachant pas les qualités de M.  Leibniz, je supplie V. A. de faire mettre le dessus à la lettre que je lui écris[1].

Remarques sur la lettre de M.  Arnaud touchant ma proposition : que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais[2].

« J’ai cru ; dit M.  Arnaud, qu’on en pourrait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam, mais que, supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est arrivé au genre humain a dû ou doit arriver par une nécessite fatale, ou au moins qu’il n’y a pas plus de liberté à Dieu à l’égard de tout cela, suppose qu’il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, supposé qu’il ait voulu me créer. » J’avais répondu premièrement qu’il faut distinguer entre la nécessite absolue et hypothétique. À quoi M.  Arnaud réplique ici qu’il ne parle que de necessitate ex hypothesi. Après cette déclaration, la dispute change de face. Le terme de la nécessite fatale dont il s’était servi et qu’on ne prend ordinairement que d’une nécessite absolue m’avait obligé à cette distinction, qui cesse maintenant d’autant que M.  Arnaud n’insiste point sur la necessitate fatali, puisqu’il parle alternativement : « par une necessitate fatali ou au moins, etc. » Aussi, serait-il inutile de disputer du mot. Mais, quant à la chose, M.  Arnaud trouve encore étrange ce qu’il semble que je soutiens, savoir « que tous les événements humains arrivent necessitate ex hypothesi de cette seule supposition que Dieu a voulu créer Adam » ; à quoi j’ai deux réponses à donner, l’une que ma supposition n’est pas simplement que Dieu a voulu créer un Adam, dont la notion soit vague et incomplète, mais que Dieu a voulu créer un tel Adam assez déterminé à un individu. Et cette notion individuelle complète, selon moi, enveloppe des rapports à toute la suite des choses, ce qui doit paraître d’autant plus raisonnable que M.  Arnaud m’accorde ici la liaison qu’il y a entre les résolutions de Dieu, savoir que Dieu, prenant la résolution de créer un tel Adam, a égard à toutes les résolutions qu’il prend touchant toute la suite de l’univers, à peu près comme une personne sage qui prend une résolution à l’égard d’une partie de son dessein, l’a tout entier en vue, et se résoudra d’autant mieux, si elle pourra se résoudre sur toutes les parties à la fois.

L’autre réponse est que la conséquence en vertu de laquelle les événements suivent de l’hypothèse est bien toujours certaine, mais qu’elle n’est pas toujours nécessaire necessitate metaphysica, comme est celle qui se trouve dans l’exemple de M.  Arnaud (que Dieu en résolvant de me créer ne saurait manquer de créer une nature capable de penser), mais que souvent la conséquence n’est que physique, et suppose quelques décrets libres de Dieu, comme font les conséquences qui dépendent des lois du mouvement, ou qui dépendent de ce principe de morale, que tout esprit se portera à ce qui lui paraît le meilleur. Il est vrai que, lorsque la supposition des décrets qui font la conséquence est ajoutée a la première supposition de la résolution de Dieu de créer Adam, qui faisait l’antécédent (pour faire un seul antécédent de toutes ces suppositions ou résolutions) ; il est vrai, dis-je, qu’alors la conséquence s’achève.

Comme j’avais déjà touché en quelque façon ces deux réponses dans ma lettre envoyée à Mgr  le Landgrave, M.  Arnaud fait ici des répliques qu’il faut considérer. Il avoue de bonne foi d’avoir pris mon opinion, comme si tous les événements d’un individu se déduisaient, selon moi, de sa notion individuelle, de la même manière et avec la même nécessité qu’on déduit les propriétés de la sphère de la notion spécifique ou définition ; et comme si j’avais considéré sa notion de l’individu en lui-même, sans avoir égard à la manière de laquelle il est dans l’entendement ou volonté de Dieu. « Car, dit-il, il me semble qu’on n’a pas accoutumé de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même, et j’ai cru qu’il en était ainsi de la notion individuelle de chaque personne ; » mais il ajoute que maintenant qu’il sait que c’est là ma pensée, cela lui suffit pour s’y conformer en recherchant si elle lève toute la difficulté, dont il doute encore. Je vois que M.  Arnaud ne s’est pas souvenu ou du moins ne s’est pas soucié du sentiment des cartésiens, qui soutiennent que Dieu établit par sa volonté les vérités éternelles, comme sont celles qui touchent les propriétés de la sphère ; mais, comme je ne suis pas de leur sentiment, non plus que M.  Arnaud, je dirai seulement pourquoi je crois qu’il faut philosopher autrement de la notion d’une substance individuelle que de la notion spécifique de la sphère. C’est que la notion d’une espèce n’enferme que des vérités éternelles ou nécessaires ; mais la notion d’un individu enferme sub ratione possibilitatis ce qui est de fait ou ce qui se rapporte à l’existence des choses et au temps, et par conséquent elle dépend de quelques décrets libres de Dieu considérés comme possibles, car les vérités de fait ou d’existence dépendent des décrets de Dieu. Aussi la notion de la sphère en général est incomplète ou abstraite, c’est-à-dire on n’y considère que l’essence de la sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances singulières, et par conséquent elle n’enferme nullement ce qui est requis à l’existence d’une certaine sphère ; mais la notion de la sphère qu’Archimède a fait mettre sur son tombeau est accomplie et doit enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. C’est pourquoi dans les considérations individuelles ou de pratique, quæ versantur circa singularia, outre la forme de la sphère, il y entre la matière dont elle est faite, le lieu, le temps et les autres circonstances qui, par un enchaînement continuel, envelopperaient enfin toute la suite de l’univers, si l’on pouvait poursuivre tout ce que ces notions enferment. Car la notion de cette particelle de matière dont cette sphère est faite enveloppe tous les changements qu’elle a subis et subira un jour. Et selon moi chaque substance individuelle contient toujours des traces de ce qui lui est jamais arrivé et des marques de ce qui lui arrivera à tout jamais. Mais ce que je viens de dire peut suffire pour rendre raison de mon procédé.

Or, M.  Arnaud déclare qu’en prenant la notion individuelle d’une personne par rapport à la connaissance que Dieu en a eue, lorsqu’il a résolu de la créer, ce que je dis de cette notion est très certain ; et il avoue de même que la volonté de créer Adam n’a point été détachée de celle qu’il a eue à l’égard de ce qui est arrivé à lui et à sa postérité. Mais il demande maintenant si la liaison entre Adam et les événements de sa postérité est dépendante ou indépendante des décrets libres de Dieu, « c’est-à-dire, comme il s’explique, si ce n’est qu’en suite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité, que Dieu a connu ce qui leur arriverait, ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam et les événements susdits une connexion intrinsèque et nécessaire ». Il ne doute point que je ne choisisse le second parti, et, en effet, je ne saurais choisir le premier, de la manière qu’il vient d’être expliqué ; mais il me semble qu’il y a quelque milieu. Il prouve, cependant, que je dois choisir le dernier, parce que je considère la notion individuelle d’Adam comme possible en soutenant que parmi une infinité de notions possibles Dieu a choisi celle d’un tel Adam ; or, les notions possibles en elles-mêmes ne dépendent peint des décrets libres de Dieu.

Mais c’est ici qu’il faut que je m’explique un peu mieux ; je dis donc que la liaison entre Adam et les événements humains n’est pas indépendante de tous les décrets libres de Dieu ; mais aussi elle n’en dépend pas entièrement de telle sorte, comme si chaque événement n’arrivait ou n’était prévu qu’en vertu d’un décret particulier primitif fait à son égard. Je crois donc qu’il n’y a que peu de décrets libres primitifs qu’on peut appeler lois de l’univers, qui règlent les suites des choses, lesquels, étant joints au décret libre de créer Adam, achèvent la conséquence, à peu près comme il ne faut que peu d’hypothèses pour expliquer les phénomènes ; ce que j’expliquerai encore plus distinctement dans la suite. Et quant à l’objection que les possibles sont indépendants des décrets de Dieu, je l’accorde des décrets actuels (quoique les cartésiens n’en conviennent point) ; mais je soutiens que les notions individuelles possibles enferment quelques décrets libres possibles. Par exemple, si ce monde n’était que possible, la notion individuelle de quelque corps de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles, enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement. Car, comme il y a une infinité de mondes possibles, il y a aussi une infinité de lois, les unes propres à l’un, les autres à l’autre, et chaque individu possible de quelque monde enferme dans sa notion les lois de son monde.

On peut dire la même chose des miracles ou opérations extraordinaires de Dieu, qui ne laissent pas d’être dans l’ordre général, de se trouver conformes aux principaux desseins de Dieu, et par conséquent d’être enfermés dans la notion de cet univers, lequel est un résultat de ces desseins ; comme l’idée d’un bâtiment résulte des fins ou desseins de celui qui l’entreprend, et l’idée ou notion de ce monde est un résultat de ces desseins de Dieu considérés comme possibles. Car tout doit être expliqué par sa cause, et celle de l’univers, ce sont les fins de Dieu. Or chaque substance individuelle, selon moi, exprime tout l’univers suivant une certaine vue, et par conséquent elle exprime aussi lesdits miracles. Tout cela se doit entendre de l’ordre général, des desseins de Dieu, de la suite de cet univers, de la substance individuelle et des miracles ; soit qu’on les prenne dans l’état actuel, ou qu’on les considère sub ratione possibilitatis. Car un autre monde possible aura aussi tout cela à sa manière, quoique les desseins du nôtre aient été préférés.

On peut juger aussi par ce que je viens de dire des desseins de Dieu et des lois primitives, que cet univers a une certaine notion principale ou primitive, de laquelle les événements particuliers ne sont que des suites, sauf pourtant la liberté et la contingence, à laquelle la certitude ne nuit point, puisque la certitude des événements est fondée en partie sur des actes libres. Or chaque substance individuelle de cet univers exprime dans sa notion l’univers, dans lequel il entre. Et non seulement la supposition que Dieu ait résolu de créer cet Adam, mais encore celle de quelque autre substance individuelle que ce soit enferme des résolutions pour tout le reste parce que c’est la nature d’une substance individuelle d’avoir une telle notion complète, d’où se peut déduire tout ce que l’on lui peut attribuer et même tout l’univers à cause de la connexion des choses. Néanmoins pour procéder exactement il faut dire que ce n’est pas tant il cause que Dieu a résolu de créer cet Adam, qu’il a résolu tout le reste, mais que tant la résolution qu’il prend à l’égard d’Adam, que celle qu’il prend à l’égard d’autres choses particulières, est une suite de la résolution qu’il prend à l’égard de tout l’univers et des principaux desseins qui en déterminent la notion primitive, et en établissant cet ordre général et inviolable auquel tout est conforme, sans qu’il en faille excepter les miracles, qui sont sans doute conformes aux principaux desseins de Dieu, quoique les maximes particulières qu’on appelle lois de nature n’y soient pas toujours observées.

J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas simplement de créer un Adam, vague, mais celle de créer un tel Adam détermine à toutes ces circonstances choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Cela a donné occasion à M.  Arnaud d’objecter, non sans raison, qu’il est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi en parlant de plusieurs Adams je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé. Il faut donc que je m’explique. Et voici comme je l’entendais. Quand on considère en Adam une partie de ses prédicats : par exemple, qu’il est le premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la côte duquel Dieu tira une femme, et choses semblables conçues sub ratione generalitalis (c’est-à-dire sans nommer Ève, le paradis et autres circonstances qui achèvent l’individualité), et qu’on appelle Adam la personne à qui ces prédicats sont attribués, tout cela ne suffit point à déterminer l’individu, car il y peut avoir une infinité d’Adams, c’est-in-dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes entre elles. Et bien loin que je disconvienne de ce que M.  Arnaud dit contre cette pluralité d’un même individu, je m’en étais servi moi-même pour faire mieux entendre que la nature d’un individu doit être complètent déterminée. Je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences, et que je tiens être général, savoir qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables, ou différents solo numero. Il ne faut donc pas recevoir un Adam vague, c’est-à-dire une personne à qui certains attributs d’Adam appartiennent, quand il s’agit de déterminer si tous les événements humains suivent de sa supposition ; mais il lui faut attribuer une notion si complète, que tout ce qui lui peut être attribué en puisse être déduit ; or il n’y a pas lieu de douter que Dieu ne puisse former une telle notion de lui, ou plutôt qu’il ne la trouve toute formée dans le pays des possibles, c’est-à-dire dans son entendement.

Il s’ensuit aussi que ce n’aurait pas été notre Adam, mais un autre, s’il avait eu d’autres événements, car rien ne nous empêche de dire que ce serait un autre. C’est donc un autre. Il nous paraît bien que ce carré de marbre apporté de Gênes aurait été tout à fait le même quand on l’y aurait laissé, parce que nos sens ne nous font juger que superficiellement, mais dans le fond à cause de la connexion des choses tout l’univers avec toutes ses parties serait tout autre, et aurait été un autre dès le commencement, si la moindre chose y allait autrement qu’elle ne va. Ce n’est pas pour cela que les événements soient nécessaires, mais c’est qu’ils sont certains-après le choix que Dieu a fait de cet univers possible, dont la notion contient cette suite de choses. J’espère que ce que je vais dire en pourra faire convenir M.  Arnaud même. Soit une ligne droite ABC représentant un certain temps. Et soit une substance individuelle, par exemple moi, qui demeure ou subsiste pendant ce temps-là. Prenons donc premièrement moi qui subsiste durant le temps AB. et qui suis alors à Paris, et que c’est encore moi qui subsiste durant le temps BC. Puisque donc on suppose que c’est la même substance individuelle qui dure, ou bien que c’est moi qui subsiste dans le temps BC, et qui suis alors en Allemagne ; il faut nécessairement qu’il y ait une raison qui fasse dire véritablement que nous durons, c’est-à-dire que moi, qui ai été à Paris, suis maintenant en Allemagne. Car s’il n’y en a point, on aurait autant de droit de dire que c’est un autre. Il est vrai que mon expérience intérieure m’a convaincu à posteriori de cette identité, mais il faut qu’il y en ait une aussi à priori. Or il n’est pas possible de trouver une autre, sinon que tant mes attributs du temps et état precédant, que mes attributs et état suivant sont des prédicats d’un même sujet, insunt eidem subjecto. Or qu’est-ce que de dire que le prédicat est dans le même sujet, sinon que la notion du prédicat se trouve en quelque façon enfermée dans la notion du sujet ? Et puisque, des que j’ai commencé d’être, on pouvait dire de moi véritablement que ceci ou cela m’arriverait, il faut avouer que ces prédicats étaient des lois enfermées dans le sujet ou dans ma notion complète, qui fait ce qu’on appelle moi, qui est le fondement de la connexion de tous mes états différents et que Dieu connaissait parfaitement de toute éternité. Après cela, je crois que tous les doutes doivent disparaître ; car, disant que la notion individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon ce que tous les philosophes entendent en disant prædicatum inesse subjecto verœ propositionis. Il est vrai que les suites d’un dogme si manifeste sont paradoxes, mais c’est la faute des philosophes qui ne poursuivent pas assez les notions les plus claires.

Maintenant je crois que M.  Arnaud, étant aussi pénétrant et équitable qu’il l’est, ne trouvera plus ma proposition si étrange, quand même il ne pourrait pas encore l’approuver entièrement, quoique je me flatte presque de son approbation. Je demeure d’accord de ce qu’il ajoute judicieusement touchant la circonspection dont il faut user en consultant la science divine, pour savoir ce que nous devons juger des notions des choses. Mais, à le bien prendre, ce que je viens de dire doit avoir lieu quand on ne parlerait point de Dieu qu’autant qu’il est nécessaire. Car, quand on ne dirait pas que Dieu, considérant l’Adam qu’il prend la résolution de créer, y voit tous ses événements, c’est assez qu’on peut toujours prouver qu’il faut qu’il y ait une notion complète de cet Adam qui les contienne. Car tous les prédicats d’Adam dépendent d’autres prédicats du même Adam, ou n’en dépendent point. Mettant donc à part ceux qui dépendent d’autres, on n’a qu’à prendre ensemble tous les prédicats primitifs pour former la notion complète d’Adam suffisante à en déduire tout ce qui lui doit jamais arriver, autant qu’il faut pour en pouvoir rendre raison. Il est manifeste que Dieu peut inventer et même conçoit effectivement une telle notion suffisante pour rendre raison de tous les phénomènes appartenant à Adam ; mais il n’est pas moins manifeste qu’elle est possible en elle-même. Il est vrai qu’il ne faut pas s’enfoncer sans nécessité dans la recherche de la science et volonté divine, il cause des grandes difficultés qu’il y a ; néanmoins on peut expliquer ce que nous en avons tiré pour notre question, sans entrer dans ces difficultés dont M.  Arnaud fait mention, comme est celle qu’il y a de comprendre comment la simplicité de Dieu est conciliable avec ce que nous sommes obligés d’y distinguer. Il est aussi fort difficile d’expliquer parfaitement comment Dieu a une science qu’il aurait pu ne pas avoir, qui est la science de la vision ; car, si les futurs contingents n’existaient point, Dieu n’en aurait point de vision. Il est vrai qu’il ne laisserait pas d’en avoir la science simple, laquelle est devenue vision en y joignant sa volonté ; de sorte que cette difficulté se réduit peut-être à ce qu’il y a de difficile dans sa volonté, savoir comment Dieu est libre de vouloir. Ce qui nous passe sans doute, mais il n’est pas aussi nécessaire de l’entendre pour résoudre notre question.

Pour ce qui est de la manière, selon laquelle nous concevons que Dieu agit en choisissant le meilleur parmi plusieurs possibles, M.  Arnaud a raison d’y trouver de l’obscurité. Il semble néanmoins reconnaître que nous sommes portés à concevoir qu’il y a une infinité de premiers hommes possibles, chacun avec une grande suite de personnes et d’événements, et que Dieu en choisit celui qui lui plait avec sa suite ; cela n’est donc pas si étrange qu’il lui avait paru d’abord. Il est vrai que M.  Arnaud témoigne qu’il est fort porté à croire que ces substances purement possibles ne sont que des chimères. C’est de quoi je ne veux pas disputer, mais j’espère que nonobstant cela il m’accordera ce dont j’ai besoin. Je demeure d’accord qu’il n’y a point d’autre réalité dans les purs possibles que celle qu’ils ont dans l’entendement divin, et on verra par là que M.  Arnaud sera obligé lui-même de recourir à la science divine pour les expliquer au lieu qu’il semblait vouloir ci-dessus qu’on les devait cherchait en eux-mêmes. Quand j’accorderais aussi ce de quoi M.  Arnaud se tient convaincu, et que je ne nie pas, que nous ne concevons rien de possible que par les idées qui se trouvent effectivement dans les choses que Dieu a crées, cela ne me nuirait point. Car, en parlant des possibilités, je me contente qu’on puisse former des propositions véritables. Par exemple, s’il n’y avait point de carré parfait au monde, nous ne laisserions pas de voir qu’il n’implique point de contradiction. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence ; car, si rien n’est possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire en cas que Dieu ait résolu de créer quelque chose.

Enfin, je demeure d’accord que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés. Quoiqu’il y ait bien de la différence car la notion de moi et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile il comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète. Ce n’est pas assez que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me distingue de tous les autres esprits, mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes que d’être géomètres. Je suis incertain si je ferai le voyage, mais je ne suis pas incertain que, soit que je le fasse ou non, je serai toujours moi. C’est une prévention qu’il ne faut pas confondre avec une notion ou connaissance distincte. Ces choses ne nous paraissent indéterminées que parce que les avances ou marques qui s’en trouvent dans notre substance ne sont pas reconnaissables il nous. À peu près comme ceux qui ne consultent que les sens traiteront de ridicule celui qui leur dira que le moindre mouvement se communique aussi loin que s’étend la matière, parce que l’expérience seule ne le saurait montrer ; mais quand on considère la nature du mouvement et de la matière, on en est convaincu. Il en est de même ici : quand on consulte l’expérience confuse qu’on a de sa notion individuelle en particulier, on n’a garde de s’apercevoir de cette liaison des événements ; mais quand on considère les notions générales et distinctes qui y entrent, on la trouve. En effet, en consultant la notion que j’ai de toute proposition véritable, je trouve que tout prédicat nécessaire ou contingent, passé, présent ou futur, est compris dans la notion du sujet, et je n’en demande pas davantage.

Je crois même que cela nous ouvrira une voie de conciliation, car je m’imagine que M.  Arnaud n’a eu de la répugnance à accorder cette proposition que parce qu’il a pris la liaison que je soutiens pour intrinsèque et nécessaire en même temps, et moi je la tiens intrinsèque, mais nullement nécessaire ; car je me suis assez expliqué maintenant qu’elle est fondée sur des décrets et actes libres. Je n’entends point d’autre connexion du sujet avec le prédicat que celle qu’il y a dans les vérités les plus contingentes, c’est-à-dire qu’il y a toujours quelque chose à concevoir dans le sujet, qui sert à rendre raison pourquoi ce prédicat ou événement lui appartient, ou pourquoi cela est arrivé plutôt que non. Mais ces raisons des vérités contingentes inclinent sans nécessiter. Il est donc vrai que je pourrais ne pas faire ce voyage, mais il est certain que je le ferai. Ce prédicat on événement n’est pas lié certainement avec mes autres prédicats conçus incomplètement ou sub ratione generalitatis ; mais il est lié certainement avec une notion individuelle complète, puisque je suppose que cette notion est fabriquée exprès, en sorte qu’on en puisse déduire tout ce qui m’arrive ; laquelle se trouve sans doute a parte rei, et c’est proprement la notion de moi qui me trouve sous de différents états, puisque c’est cette notion seule qui les peut tous comprendre.

J’ai tant de déférence pour M.  Arnaud et tant de bonne opinion de son jugement, que je me défie aisément de mes sentiments ou au moins de mes expressions dès que je vois qu’il y trouvé à redire. C’est pourquoi j’ai suivi exactement les difficultés qu’il a proposées, et, ayant tâché d’y satisfaire de bonne foi, il me semble que je ne me trouve pas trop éloigné de ses sentiments.

La proposition dont il s’agit est de très grande importance, et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute âme est comme un monde il part, indépendant de toute autre chose hors de Dieu : qu’elle n’est pas seulement immortelle et pour ainsi dire impassible, mais qu’elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui arrive. Il s’ensuit aussi, en quoi consiste le commerce des substances, et particulièrement l’union de l’âme et du corps. Ce commerce ne se fait pas suivant l’hypothèse ordinaire de l’influence physique de l’une sur l’autre, car tout état présent d’une substance lui arrive spontanément, et n’est qu’une suite de son état précédent il ne se fait pas aussi suivant l’hypothèse des causes occasionnelles, comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire, qu’en conservant chaque substance dans son train, et comme si Dieu il l’occasion de ce qui se passe dans le corps excitait des pensées dans l’âme, qui changeassent le cours qu’elle aurait prise d’elle-même sans cela ; mais il se fait suivant l’hypothèse de la concomitance, qui me paraît démonstrative. C’est-à-dire chaque substance exprime toute la suite de l’univers selon la vue ou rapport qui lui est propre, d’où il arrive qu’elles s’accordent parfaitement ; et lorsqu’on dit que l’une agit sur l’autre, c’est que l’expression distincte de celle qui pâlit se diminue, et s’augmente dans celle qui agit, conformément à la suite des pensées que sa notion enveloppe. Car, quoique toute substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l’usage que les expressions plus distinguées suivant son rapport.

Enfin, je crois qu’après cela les propositions contenues dans l’abrégé envoyé à M.  Arnaud paraîtront, non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

  1. Gehrardt donne ici dans son édition une lettre du Landgrave de Hesse à Leibniz qui n’a aucun rapport avec les controverses philosophiques d’Arnauld ; nous la supprimons, ainsi que l’a fait M.  Grotefend.
  2. Leibniz a mis à la marge : « J’ai changé ces remarques avant que de les envoyer. » Il les a reproduites dans la lettre suivante.