Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/8

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz à Arnauld, 14 juillet 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 533-543).

Leibniz à Arnauld

Hanovre, ce 14 juillet 1686.
Monsieur,

Comme je défère beaucoup à votre jugement, j’ai été réjoui de voir que vous avez modéré votre censure, après avoir vu[1] mon explication sur cette proposition que je crois importante et qui vous avait paru étrange : « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais. » Vous en aviez tiré d’abord cette conséquence, que de cette supposition, que Dieu ait résolu de créer Adam, tout le reste des événements humains arrivés à Adam et à sa postérité s’en serait suivi[2] par une nécessité fatale, sans que Dieu eût plus la liberté d’en disposer, non plus qu’il ne peut pas ne pas créer une créature capable de penser, après avoir pris la résolution de me créer.

À quoi j’avais répondu que, les desseins de Dieu touchant tout cet univers étant liés entre eux conformément à sa souveraine sagesse, il n’a pris aucune résolution à l’égard d’Adam, sans en prendre à l’égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n’est donc pas à cause de la résolution prise à l’égard d’Adam, mais à cause de la résolution prise en même temps à l’égard de tout le reste (à quoi celle qui est prise à l’égard d’Adam enveloppe un parfait rapport), que Dieu s’est déterminé sur tous les événements humains. En quoi il me semblait qu’il n’y avait point de nécessité fatale, ni rien de contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité hypothétique généralement approuvée, qu’il y a à l’égard de Dieu même, d’exécuter[3] ce qu’il a résolu.

Vous demeurez d’accord, Monsieur, dans votre réplique[4] de cette liaison des résolutions divines, que j’avais mise en avant, et vous avez même la sincérité d’avouer que vous aviez pris d’abord ma proposition tout autrement[5], « parce qu’on n’a pas accoutumé par exemple (ce sont vos paroles) de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même » ; et que vous aviez cru, « ce que j’avoue n’avait pas été sans raison, qu’il en était encore ainsi à l’égard de la notion individuelle de chaque personne ».

Pour moi, j’avais cru que les notions pleines et compréhensives sont représentées dans l’entendenient divin, comme elles sont en elles-mêmes[6]. Mais maintenant que vous savez que c’est là ma pensée, cela vous suffit pour vous y conformer et pour examiner si elle lève la difficulté. Il semble donc que vous reconnaissez, Monsieur, que mon sentiment expliqué de cette manière, des notions pleines et compréhensives, telles qu’elles sont dans l’entendement divin, n’est pas seulement innocent, mais même qu’il est certain ; car voici vos paroles : « Je demeure d’accord que la connaissance que Dieu a eue d’Adam lorsqu’il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa postérité, et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d’Adam, ce que vous en dites est très certain. » Nous allons voir tantôt en quoi consiste la difficulté que vous y trouvez encore. Cependant je dirai un mot de la raison de la différence qu’il y a en ceci entre les notions des espèces et celles des substances individuelles, plutôt par rapport à la volonté divine que par rapport au simple entendement. C’est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point des décrets de Dieu (quoi qu’en disent les Cartésiens, dont il semble que vous-même ne vous êtes pas soucié en ce point) ; mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer entièrement leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi comme possibles parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant la considération de la volonté.

Cela nous servira mieux pour entendre tout le reste et pour satisfaire aux difficultés qui semblent encore rester dans mon explication ; car c’est ainsi que vous continuez, Monsieur : « Mais il me semblé qu’après cela il reste à demander, et c’est ce qui fait ma difficulté, si la liaison entre ces objets j’entends Adam et ses événements humains) est telle, d’elle-même, indépendante de tous les décrets libres de Dieu, ou si elle en est dépendante ; c’est-à-dire, si ce n’est qu’ensuite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui leur arriverait que Dieu a connu tout ce qui leur arriverait ; ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam d’une part et ce qui est arrivée arrivera à lui et à sa postérité de l’autre, une connexion intrinsèque et nécessaire. Il vous paraît que je choisirai le dernier parti, parce que j’ai dit : « que Dieu a trouvé parmi les possibles un Adam accompagné de telles circonstances individuelles et qui, entre autres prédicats, a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité. Or vous supposez que j’accorderai que les possibles sont possibles avant tous les décrets libres de Dieu. Supposant donc cette explication de mon sentiment suivant le dernier parti, vous jugez qu’elle a des difficultés insurmontables ; car il y a, comme vous dites avec grande raison, « une infinité d’événements humains, arrivés par des ordres très particuliers de Dieu ; comme entre autres la religion judaïque et chrétienne et surtout l’incarnation du Verbe divin. Et je ne sais comment on pourrait dire que tout cela (qui est arrivé par des décrets très libres de Dieu) était enfermé dans la notion individuelle de l’Adam possible : ce qui est considéré comme possible devant avoir tout ce que l’on conçoit qu’il a sous cette notion, indépendamment des décrets divins. »

J’ai voulu rapporter exactement votre difficulté, Monsieur, et voici comment j’espère y satisfaire entièrement à votre gré même. Car il faut bien qu’elle se puisse résoudre, puisqu’on ne saurait nier qu’il n’y ait véritablement une telle notion pleine de l’Adam accompagné de tous ses prédicats et conçu comme possible, laquelle Dieu connait avant que de résoudre de le créer, comme vous venez d’accorder. Je crois donc que le dilemme de la double explication que vous proposez reçoit quelque milieu ; et que la liaison que je conçois entre Adam et les événements humains est intrinsèque, mais elle n’est pas nécessaire indépendamment des décrets libres de Dieu, parce que les décrets libres de Dieu, pris comme possibles, entrent dans la notion de l’Adam possible, ces mêmes décrets devenus actuels étant cause d’Adam actuel. Je demeure d’accord avec vous, contre les Cartésiens, que les possibles sont possibles avant tous les décrets de Dieu actuels, mais non sans supposer quelquefois les mêmes décrets pris comme possibles. Car les possibilités des individuels ou des vérités contingente enferment dans leur notion la possibilité de leurs causes, savoir des décrets libres de Dieu, en quoi elles sont différentes des possibilités des espèces ou vérités éternelles, qui dépendent du seul entendement de Dieu, sans en supposer la volonté, comme je l’ai déjà expliqué ci-dessus.

Cela pourrait suffire, mais, afin de me faire mieux entendre, j’ajouterai que je conçois qu’il y avait une infinité de manières possibles de créer le monde selon les différents desseins que Dieu pouvait former, et que chaque monde possible dépend de quelques desseins principaux ou fins de Dieu, qui lui sont propres, c’est-à-dire de quelques décrets libres primitifs (conçus sub ratione possibilitatis) ou lois de l’ordre général de cet univers possible, auquel elles conviennent, et dont elles déterminent la notion, aussi bien que les notions de toutes les substances individuelles qui doivent entrer dans ce même univers. Tout étant dans l’ordre lustraux miracles, quoique ceux-ci soient contraires à quelques maximes subalternes ou lois de la nature. Ainsi tous les événements humains ne pouvaient manquer d’arriver comme ils sont arrivés effectivement, supposé le choix d’Adam fait ; mais non pas tant à cause de la notion individuelle d’Adam, quoique cette notion les enferme, mais à cause des desseins de Dieu, qui entrent aussi dans cette notion individuelle d’Adam, et qui déterminent celle de tout cet univers, et ensuite tant celle d’Adam que celles de toutes les autres substances individuelles de cet univers, chaque substance individuelle exprimant tout l’univers, dont elle est partie selon un certain rapport, par la connexion qu’il y a de toutes choses à cause de la liaison des résolutions ou desseins de Dieu.

Je trouve que vous faites encore une autre objection, Monsieur, qui n’est pas prise des conséquences contraires en apparence à la liberté, comme l’objection que je viens de résoudre, mais qui est prise de la chose même et de l’idée que nous avons d’une substance individuelle. Car, puisque j’ai l’idée d’une substance individuelle, c’est-à-dire celle de moi, c’est là qu’il vous parait qu’on doit chercher ce qu’on doit dire d’une notion individuelle, et non pas dans la manière dont Dieu conçoit les individus. El comme je n’ai qu’à consulter la notion spécifique d’une sphère pour juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas déterminé par cette notion, de même (dites-vous) je trouve clairement dans la notion individuelle que j’ai de moi que je serai moi, soit que je fasse ou que je ne fasse pas le voyage que j’ai projeté.

Pour y répondre distinctement je demeure d’accord que la connexion des événements, quoiqu’elle soit certaine, n’est pas nécessaire, et qu’il m’est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage, car quoiqu’il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n’y a rien en moi de tout ce qui se peut concevoir sub ratione generatitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement, au lieu que de ce que je suis homme on peut conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu’il est certain que je le ferai, il faut bien qu’il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l’exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté, si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que de résoudre de me créer : car cette notion enveloppe sub ratione possibilitatis les existences ou vérités de fait ou décrets de Dieu, dont les faits dépendent.

Je demeure d’accord aussi que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés ; quoiqu’il y ait bien de la différence. Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète et n’enferme pas toutes les circonstances nécessaires en pratique pour venir à une certaine sphère. Ce n’est pas assez pour entendre ce que c’est que moi, que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de tous les autres esprits possibles ; mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger certainement (quoiqu’on le puisse juger assez probablement) si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi aisé d’être prophète que d’être géomètre. Cependant, comme l’expérience ne me saurait faire connaître une infinité de choses insensibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du corps et du mouvement me peut convaincre ; de même, quoique l’expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma notion, je puis connaître en général que tout ce qui m’appartient y est enfermé par la considération générale de la notion individuelle.

Certes, puisque Dieu peut former et forme effectivement cette notion complète, qui enferme ce qui suffit pour rendre raison de tous les phénomènes qui n’arrivent, elle est donc possible, et c’est la véritable notion complète de ce que j’appelle moi, en vertu de laquelle tous mes prédicats m’appartiennent comme à leur sujet. On pourrait donc le prouver tout de même sans faire mention de Dieu, qu’autant qu’il faut pour marquer ma dépendance ; mais on exprime plus fortement cette vérité en tirant la notion dont il s’agit de la connaissance divine comme de sa source. J’avoue qu’il y a bien des choses dans la science divine que nous ne saurions comprendre, mais il me semble qu’on n’a pas besoin de s’y enfoncer pour résoudre notre question. D’ailleurs, si dans la vie de quelque personne et même dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu’elle ne va, rien ne nous empêcherait de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu’il y ait une raison à priori (indépendante en mon expérience), qui fasse qu’on dit véritablement que c’est moi qui ai été à Paris et que c’est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par conséquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement, on pourrait dire que ce n’est pas le même individu, quoiqu’il paraisse de l’être. Et, en effet, quelques philosophes qui n’ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres individuels ou êtres per se ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c’est pour cela, entre autres, que je juge que les corps ne seraient pas des substances s’il n’y avait en eux que de l’étendue.

Je crois, Monsieur, d’avoir maintenant satisfait aux difficultés qui touchent la proposition principale, mais, comme vous faites encore quelques remarques de conséquence sur quelques expressions incidentes dont je m’étais servi, je tâcherai de m’expliquer encore là-dessus. J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas celle de créer un Adam vague, mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces circonstances, choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Sur quoi vous faites deux remarques considérables, l’une contre la pluralité des Adams, et l’autre contre la réalité des substances simplement possibles. Quant au premier point, vous dites avec grande raison qu’il est aussi peu de concevoir plusieurs Adams possibles, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi, en parlant de plusieurs Adams, je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circonstances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui véritablement ne le déterminent pas assez, comme lorsqu’on entend par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir dont il sort par le péché, et de la côte de qui Dieu tire une femme. Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout cela conviendrait. Cela est vrai, quelque nombre fini de prédicats incapables de déterminer tout le reste qu’on prenne, mais ce qui doit déterminer un certain Adam doit enfermer absolument tous ses prédicats, et c’est cette notion complète qui détermine rationem generalitatis ad individuum. Au reste, je suis si éloigné de la pluralité d’un même individu, que je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences et que je tiens être général, savoir, qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables on différents solo numero.

Quant à la réalité des substances purement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais, vous dites, Monsieur, d’être fort porté à croire que ce sont des chimères, à quoi je ne m’oppose pas, si vous l’entendez, comme je crois, qu’ils n’ont point d’autre réalité que celle qu’ils ont dans l’entendement divin et dans la puissance active de Dieu. Cependant, vous voyez par là, Monsieur, qu’on est obligé de recourir à la science et puissance divine pour les bien expliquer. Je trouve aussi fort solide ce que vous dites ensuite : « qu’on ne conçoit jamais aucune substance purement possible que sous l’idée de quelqu’une (ou par les idées comprises dans quelqu’une) de celles que Dieu a créées. » Il Vous dites aussi : « Nous nous imaginons qu’avant de créer le monde, Dieu a envisagé une infinité de choses possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres : plusieurs Adams (premiers hommes) possibles, chacun avec une grande suite de personnes avec qui il a une liaison intrinsèque ; et nous supposons que la liaison de toutes ces autres choses avec un de ces Adams (premiers hommes) possibles est toute semblable à celle qu’a eue l’Adam créé avec toute sa postérité ; ce qui nous fait penser que c’est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu’il n’a point voulu de tous les autres. » En quoi vous semblez reconnaître, Monsieur, que ces pensées, que j’avoue pour miennes pourvu qu’on entende la pluralité des Adams et leur possibilité selon l’explication que j’ai donnée, et qu’on prenne tout cela selon notre manière de concevoir quelque ordre dans les pensées ou opérations que nous attribuons à Dieu), entrent assez naturellement dans l’esprit, quand on pense un peu à cette matière, et même ne sauraient être évitées, et peut-être ne vous ont déplu que parce que vous avez supposé qu’on ne pourrait pas concilier la liaison intrinsèque qu’il y a avec les décrets libres de Dieu. Tout ce qui est actuel peut être conçu comme possible, et si l’Adam actuel aura avec le temps une telle postérité, on ne saurait nier ce même prédicat à cet Adam conçu comme possible, d’autant plus que vous accordez que Dieu envisage en lui tous ces prédicats, lorsqu’il détermine de le créer. Ils lui appartiennent donc, et je ne vois pas que ce que vous dites de la réalité des possibles y soit contraire. Pour appeler quelque chose possible, ce m’est assez qu’on en puisse former une notion, quand elle ne serait que dans l’entendement divin, qui est pour ainsi dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles, je me contente qu’on en puisse former des propositions véritables, comme l’on peut juger, par exemple, qu’un carré parfait n’implique point de contradiction, quand même il n’y aurait point de carré parfait au monde. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence et la liberté ; car, s’il n’y avait rien de possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire, et Dieu, voulant créer quelque chose, ne pourrait créer que cela seul, sans avoir la liberté du choix.

Tout cela me fait espérer (après les explications que j’ai données et dont j’ai toujours apporté, des raisons, afin de vous faire juger que ce ne sont pas des faux fuyants, controuvés pour éluder vos objections) qu’au bout du compte vos pensées ne se trouveront pas si éloignées des miennes, qu’elles ont paru d’abord de l’être. Vous approuvez, Monsieur, la liaison des résolutions de Dieu ; vous reconnaissez ma proposition principale pour certaine, dans le sens que je lui avais donné dans ma réponse ; vous avez douté seulement si je faisais la liaison indépendante des décrets libres de Dieu, et cela vous avait fait de la peine avec grande raison ; mais j’ai fait voir qu’elle dépend de ces décrets, selon moi, et qu’elle n’est pas nécessaire, quoiqu’elle soit intrinsèque. Vous avez insisté sur l’inconvénient qu’il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire, je ne serai pas moi, et j’ai expliqué comment on le peut dire ou non. Enfin j’ai donné une raison décisive qui, à mon avis, tient lieu de démonstration ; c’est que toujours, dans toute proposition affirmative, véritable, nécessaire on contingente, universelle ou singulière, la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet ; prædicatum inest subjecto ; ou bien je ne sais ce que c’est que la vérité.

Or, je ne demande pas davantage de liaison ici que celle qui se trouve {lang|la|a parte rei}} entre les termes d’une proposition véritable, et ce n’est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance individuelle enferme tous ses événements et toutes ses dénominations, même celles qu’on appelle vulgairement extrinsèques (c’est-à-dire qui ne lui appartiennent qu’en vertu de la connexion générale des choses et de ce qu’elle exprime tout l’univers à sa manière), « puisqu’il faut toujours qu’il y ait quelque fondement de la connexion des termes d’une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions ». C’est là mon grand principe, dont je crois que tous les philosophes doivent demeurer d’accord, et dont un des corollaires est cet axiome vulgaire que rien n’arrive sans raison, qu’on peut toujours rendre pourquoi la chose est plutôt allée ainsi qu’autrement, bien que cette raison incline souvent sans nécessiter, une parfaite indifférence étant une supposition chimérique ou incomplète. On voit que du principe susdit je tire des conséquences qui surprennent, mais ce n’est que parce qu’on n’a pas accoutumé de poursuivre assez les connaissances les plus claires.

Au reste, la proposition qui a été l’occasion de toute cette discussion est très importante et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute substance individuelle exprime l’univers tout entier à sa manière et sous un certain rapport, ou pour ainsi dire suivant le point de vue dont elle le regarde ; et que son état suivant est une suite (quoique libre ou bien contingente) de son état précédent, comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ; ainsi, chaque substance individuelle ou être complet est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose que de Dieu. Il n’y a rien de si fort pour démontrer non seulement l’indestructibilité de notre âme, mais même qu’elle garde toujours en sa nature les traces de tous ses états précédents avec un souvenir virtuel qui peut toujours être excité, puisqu’elle a de la conscience ou connaît en elle-même ce que chacun appelle moi. Ce qui la rend susceptible des qualités morales et de châtiment de récompense, même après cette vie. Car l’immortalité sans le souvenir n’y servirait de rien. Mais cette indépendance n’empêche pas le commerce des substances entre elles ; car comme toutes les substances créées sont une production continuelle du même souverain être selon les mêmes desseins, et expriment le même univers ou les mêmes phénomènes, elles s’entraccordent exactement, et cela nous fait dire que l’une agit sur l’autre, parce que l’une exprime plus distinctement que l’autre la cause ou raison des changements, à peu près comme nous attribuons le mouvement plutôt au vaisseau qu’à toute la mer, et cela avec raison, bien que parlant abstraitement on pourrait soutenir une autre hypothèse du mouvement, le mouvement en lui-même, et faisant abstraction de la cause, étant toujours quelque chose de relatif. C’est ainsi qu’il faut entendre, à mon avis, le commerce des substances créées entre elles, et non pas d’une influence ou dépendance réelle physique, qu’on ne saurait jamais concevoir distinctement. C’est pourquoi, quand il s’agit de l’union de l’âme et du corps et de l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autre créature, plusieurs ont été obligés de demeurer d’accord que leur commerce immédiat est inconcevable. Cependant l’hypothèse des causes occasionnelles ne satisfait pas, ce me semble, à un philosophe. Car elle introduit une manière de miracle continuel, comme si Dieu à tout moment changeait les lois des corps à l’occasion des pensées des esprits, ou changeait le cours régulier des pensées de l’âme en y excitant d’autres pensées à l’occasion des mouvements du corps ; et généralement comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire qu’en conservant chaque substance dans son train et dans les lois établies pour elle. Il n’y a donc que l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles, qui explique tout d’une manière convenable et digne de Dieu, et qui même est démonstrative et inévitable, à mon avis, selon la proposition que nous venons d’établir. Il me semble aussi qu’elle s’accorde bien davantage avec la liberté des créatures raisonnables que l’hypothèse des impressions ou celle des causes occasionnelles. Dieu a créé d’abord l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a besoin de ces changements ; et ce qui arrive à l’âme qui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accommoder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme. Chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, l’autre sans choix, se rencontre avec l’autre dans les mêmes phénomènes. L’âme cependant ne laisse pas d’être la forme de son corps, parce qu’elle exprime les phénomènes de tous les autres corps suivant le rapport au sien.

On sera peut-être plus surpris que je nie l’action d’une substance corporelle sur l’autre qui semble pourtant si claire. Mais, outre que d’autres l’ont déjà fait, il faut considérer que c’est plutôt un jeu de l’imagination qu’une conception distincte. Si le corps est une substance et non pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierres, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement concevoir quelque chose qu’on appelle forme substantielle et qui répond en quelque façon à l’âme. J’en ai enfin convaincu comme malgré moi, après en avoir été assez éloigné autrefois. Cependant, quelque approbateur des scolastiques que je sois dans cette explication générale et pour ainsi dire métaphysique des principes des corps, je suis aussi corpusculaire qu’on le saurait être dans l’explication des phénomènes particuliers, et ce n’est rien dire que d’y alléguer les formes ou les qualités. Il faut toujours expliquer la nature mathématiquement et mécaniquement, pourvu qu’on sache que les principes mêmes ou les lois de mécanique ou de la force ne dépendent pas de la seule étendue mathématique, mais de quelques raisons métaphysiques.

Après tout cela, je crois que maintenant les propositions contenues dans l’abrégé qui vous a été envoyé, Monsieur, paraîtront non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

  1. Leibniz a mis en marge : entendu.
  2. Leibniz a corrigé ainsi : en seraient coulés.
  3. Qui le porte à exécuter.
  4. Cette réplique s’est égarée.
  5. Dans un tout autre sens.
  6. Note à la marge du manuscrit : « Notio plana comprehendit omnia attribua rei v. g. caloris ; completa omnia predicata subjecti v. g. hujus calidi in substantivis individualibus coincidunt. »