Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/9

La bibliothèque libre.
Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz à Arnauld
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 544-548).

Leibniz à Arnauld

Monsieur,

J’ai toujours eu tant de vénération pour votre mérite élevé[1], que, lors même que je me croyais maltraité par votre censure, j’avais pris une ferme résolution de ne rien dire qui ne témoignât une estime très grande et beaucoup de déférence à votre égard. Que sera-ce donc maintenant que vous avez la générosité de me faire une restitution avec usure, ou plutôt avec libéralité, d’un bien que je chéris infiniment, qui est la satisfaction de croire que je suis bien dans votre esprit[2] ? Si j’ai été obligé de parler fortement, pour me défendre des sentiments que je vous avais paru soutenir, c’est que je les désapprouvle extrêmement, et que, faisant grand cas de votre approbation, j’étais d’autant plus sensible de voir que vous me les justifiez. Je souhaiterais de me pouvoir aussi bien justifier sur la vérité de mes opinions que sur leur innocence[3] ; mais, comme cela n’est pas absolument nécessaire, et que l’erreur en elle-même ne blesse ni la piété ni l’amitié, je ne m’en défends pas avec la même force ; et si dans le papier ci-joint je réplique à votre obligeante lettre, où vous avez marqué fort distinctement et d’une manière instructive, en quoi ma réponse ne vous a pas encore satisfait, ce n’est pas que je prétende que vous vous donniez le temps d’examiner de nouveau mes raisons ; car il est aisé de juger que vous avez des affaires plus importantes, et ces questions abstraites demandent du loisir. Mais c’est afin que vous le puissiez au moins faire, en cas[4] qu’à cause des conséquences surprenantes qui se peuvent tirer de ces notions abstraites, vous vous y voulussiez divertir un jour : ce que je souhaiterais pour mon profit[5] et pour l’éclaircissement de quelques importantes vérités contenues dans mon abrégé, dont l’approbation ou au moins l’innocence reconnue par votre jugement me serait de conséquence. Je le souhaiterais donc, dis-je, si je n’avais pas appris, il y a longtemps, de préférer l’utilité publique (qui s’intéresse tout autrement dans l’emploi de votre temps) à mon avantage particulier, qui sans doute n’y serait pas petit[6]. J’en ai déjà fait l’essai sur votre lettre, et je sais assez qu’il n’y a guère de personne au monde qui puisse mieux pénétrer dans l’intérieur des matières, et qui puisse répandre plus de lumières sur un sujet ténébreux.

Je ne parle qu’avec peine de la manière dont vous m’avez voulu faire justice, Monsieur, lorsque je demandais seulement que vous me fissiez grâce ; elle me comble de confusion, et j’en dis seulement ces mots, pour vous témoigner combien je suis sensible à cette générosité, qui m’a fort édifié, d’autant plus qu’elle est rare, et plus que rare dans un esprit du premier ordre, que sa réputation met ordinairement à couvert, non seulement du jugement d’autrui, mais même du sien propre. C’est à moi plutôt de vous demander pardon ; et, comme il semble que vous me l’avez accordé par avance, je tâcherai de tout mon pouvoir de reconnaître cette bonté, d’en mériter l’effet et de me conserver toujours l’honneur de votre amitié, qu’on doit estimer d’autant plus précieuse qu’elle vous fait agir suivant des sentiments si chrétiens et si relevés.

Je ne saurais laisser passer cette occasion sans vous entretenir, Monsieur, de quelques méditations que j’ai eues depuis que je n’ai pas eu l’honneur de vous voir. Entre autres j’ai fait quantité de réflexions de jurisprudence, et il me semble qu’on y pourrait établir quelque chose de solide et d’utile, tant pour avoir un droit certain, ce qui nous manque fort en Allemagne et peut-être encore en France, que pour établir une forme de procès courte et bonne. Or il ne suffit pas d’être rigoureux en termes ou jours préfixes et autres conditions, comme font ceux qui ont compilé le Code Louis ; car de faire souvent perdre une bonne cause pour des formalités, c’est un remède en justice, semblable à celui d’un chirurgien qui couperait souvent bras et jambes. On dit que le roi fait travailler de nouveau à la réforme de la chicane, et je crois qu’on fera quelque chose d’importance.

J’ai aussi été curieux en matière de mines, à l’occasion de celles de notre pays, où je suis allé souvent par ordre du prince ; et je crois d’avoir fait quelques découvertes sur la génération, non pas tant des métaux, que de cette forme où ils se trouvent, et de quelques corps où ils sont engagés ; par exemple, je puis démontrer la manière de la génération de l’ardoise.

Outre cela, j’ai amassé sous main des mémoires et des titres concernant l’histoire de Brunsvick, et dernièrement je lus un diplôme De finibus dioceseos Hildensemensis Henrici II, imperaloris, cognomento Sancti, où j’ai été surpris de remarquer ces paroles : pro conjugis prolisque regalis incolumitate ; ce qui me paraît assez contraire à l’opinion vulgaire, qui nous fait aceroire qu’il a gardé la virginité avec sa femme, sainte Cunégonde.

Au reste je me suis diverti souvent à des pensées abstraites de métaphysique ou de géométrie. J’ai découvert une nouvelle méthode des tangentes, que j’ai fait imprimer dans le journal de Leipzig. Vous savez, Monsieur, que MM. Hulde et depuis Slusius ont porté la chose assez loin. Mais il manquait deux choses : l’une que, lorsque l’inconnue ou l’indéterminée est embarrassée dans des fractions et irrationnelles, il faut l’en tirer pour user de leurs méthodes, ce qui fait monter le calcul à une hauteur ou prolixité tout à fait incommode et souvent intractable ; au lieu que ma méthode ne se met point en peine des fractions, ni irrationnelles. C’est pourquoi les Anglais en ont fait grand cas. L’autre défaut de la méthode des tangentes est qu’elle ne va pas aux lignes que M. Descartes appelle mécaniques, et que j’appelle transcendantes ; au lieu que ma méthode y procède tout de même, et je puis donner par le calcul la tangente de la cycloïde ou telle autre ligne. Je prétends aussi généralement de donner le moyen de réduire ces lignes au calcul, et je tiens qu’il faut les recevoir dans la géométrie, quoi qu’en dise M. Descartes. Ma raison est qu’il y a des questions analytiques, qui ne sont d’aucun degré, ou bien dont le degré même est demandé ; par exemple, de couper l’angle en raison incommensurable de droite à droite. Ce problème n’est ni plan, ni solide, ni sursolide. C’est pourtant un problème, et je l’appelle transcendant pour cela. Tel est aussi ce problème : résoudre une telle équation : , où l’inconnue même entre dans l’exposant, et le degré même de l’équation est demandé. Il est aisé de trouver ici que cet signifie 3. Car ou fait . Mais il n’est pas toujours si aisé de le résoudre, surtout quand l’exposant n’est pas un nombre rationnel ; et il faut recourir à des lignes ou lieux propres à cela, qu’il faut par conséquence recevoir nécessairement dans la géométrie. Or je fais voir que les lignes que Descartes veut exclure de la géométrie dépen-dent de telles équations qui passent en effet tous les degrés algébriques, mais non pas l’analyse ni la géométrie. J’appelle donc les lignes reçues par M. Descartes algebraicas, parce qu’elles sont d’un certain degré d’une équation algébraïque ; et les autres transcendantes que je réduis au calcul, et dont je fais voir aussi la construction, soit par points ou par le mouvement ; et si j’ose le dire, je prétends d’avancer par la l’analyse ultra Herculis columnas.

Et quant à la métaphysique, je prétends d’y donner des démonstrations géométriques, ne supposant presque que deux vérités primitives, savoir en premier lieu le principe de contradiction, car autrement, si deux contradictoires peuvent être vraies en même temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que rien n’est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve à priori, tirée de la notion des termes, quoiqu’il ne soit pas toujours en notre pouvoir de parvenir à cette analyse. Je réduis toute la mécanique à une seule proposition de métaphysique, et j’ai plusieurs propositions considérables et géométriformes touchant les causes et effets, item touchant la similitude dont je donne une définition par laquelle je démontre aisément plusieurs vérités qu’Euclide donne par des détours.

Au reste je n’approuve pas fort la manière de ceux qui appellent toujours à leurs idées, quand ils sont au bout de leurs preuves, et qui abusent de ce principe, que toute conception claire et distincte est bonne, car je tiens qu’il faut venir à des marques d’une connaissance distincte, et comme nous pensons souvent sans idées en employant des caractères à la place des idées en question, dont nous supposons faussement de savoir la signification, et que nous nous formons des chimères impossibles, je tiens que la marque d’une idée véritable est qu’on en puisse prouver la possibilité, soit à priori en concevant sa cause ou raison, soit à posteriori, lorsque l’expérience fait connaître qu’elle se trouve effectivement dans la nature. C’est pourquoi les définitions chez moi sont réelles, quand on connaît que le défini est possible ; autrement elles ne sont que nominales, auxquelles on ne se doit point fier ; car si par hasard le défini impliquait contradiction, on pourrait tirer deux contradictoires d’une même définition. C’est pourquoi vous avez eu grande raison de faire connaître au Père Malebranche et autres qu’il faut distinguer entre les idées vraies et fausses et ne pas donner trop à son imagination sous prétexte d’une interjection claire et distincte. Et comme je ne connais presque personne qui puisse mieux examiner que vous toute sorte de pensées, particulièrement celles dont les conséquences s’étendent jusqu’à la théologie, peu de gens ayant la pénétration nécessaire et les lumières aussi universelles qu’il est besoin pour cet effet, et bien peut de gens ayant cette équité que vous avez maintenant fait paraître à mon égard, je prie Dieu de vous conserver longtemps, et de ne nous pas priver trop tôt d’un secours qu’on ne retrouvera pas si aisément.

Je suis avec une passion sincère,
Monsieur, etc.

  1. Leihniz a corrigé par le mot : éminent.
  2. Au lieu de : ou plutôt… — votre esprit, — Leihniz a corrige ainsi : En me rendant votre estime qui est un bien que je chériis infiniment.
  3. « Je souhaiterais de pouvoir faire voir la vérité de mes opinions aussi sûrement que leur innocence. »
  4. « En cas que l’envie : vous prît un jour de vous en divertir. »
  5. « Et même pour celui du public. »
  6. Leibniz a rayé toute cette phrase, depuis contenues dans mon abrégé jusqu’à pas petit.