Correspondance de M. le marquis Du Chilleau, gouverneur-général de St.-Domingue, avec M. le comte de La Luzerne, ministre de la marine, et M. de Marbois, intendant de Saint-Domingue/15

La bibliothèque libre.

Observations relatives à une prolongation propoſée par M.  le Gouverneur-Général de l’Importation des Farines étrangères pendant trois mois, en y ajoutant la permiſſion aux Étrangers d’exporter des Denrées Coloniales, juſqu’à concurrence du prix de leurs Farines.


Lorsqu’il a été question à la fin de Mars dernier d’admettre les farines étrangères, j’en ai aussi-tôt reconnu la nécessité ; mais je demandais que cette opération fût confiée à l’univerſalité de tous les Négocians Français au Cap, au Port-au-Prince, et aux Cayes[1]. Je voyois avec peine que notre Commerce déjà accablé par le malheur des temps serait privé de tous les bénéfices de cette opération, si elle était abandonnée aux Étrangers, et qu’il en résulterait une double exportation de notre numéraire ; c’est ce que l’évènement n’a que trop prouvé, et un Capitaine Américain que j’ai interrogé, il y a peu de jours, m’a dit que les farines qu’il avait apportées, lui avaient coûté 32,000 livres, et qu’il en emportait 67,000 livres. Il est constant que si un Négociant Français eût été chargé de cette opération, il aurait bénéficié 35,000 livres qui ne seraient pas sorties de la Colonie, ou qui si elles en fussent sorties, en partie, auraient été envoyées dans le Royaume au profit de la Navigation et du Commerce National. J’étais certain de toute opération, soit que les Étrangers y participent pour deux millions, soit que la somme soit plus ou moins forte.

Le prix auquel sont en cet instant les farines au Port-au-Prince, est de 70 livres comptant pour celles des Américains, et de 90 livres pour celles de France, pour lesquelles on accorde du crédit. Les mêmes prix sont au Cap de 66 livres, de 85 livres. Les prix n’indiquent point le besoin, et indépendamment de celles qui sont déjà arrivées, tous les Capitaines Étrangers conviennent qu’il se fait des expéditions nombreuses de leurs Ports pour ceux de Saint-Domingue ; la nécessité de l’admission des farines étrangères me parait donc moins certaine, quant à présent, qu’elle ne me l’a paru à la fin du mois de Mars dernier. L’évidence du besoin rendait alors superflue une mesure dont je crois que nous ne devons point nous abstenir aujourd’hui. C’est conformément à la lettre de M.  le Maréchal de Castries du mois de Novembre 1784, de prendre l’avis de la Chambre du Commerce du Cap et même des Négocians du Port-au-Prince. Je ne suis point éloigné d’une prolongation de la permission, et leur avis pourra achever de me déterminer. C’eſt pour lever nos propres doutes, que Sa Majesté a jugé à propos d’ordonner que nous prissions leurs avis. J’observe en attendant, que si le Commerce National est chargé de cette opération, à l’exclusion des Étrangers, nous diminuerons ses pertes de moitié, et que nous réduirons à-peu-près d’autant l’exportation des capitaux, et même des denrées qui doivent payer les farines.

À l’égard de l’exportation des denrées Coloniales ; elle est aussi contraire à mes principes, qu’à la pratique constante de la Colonie en temps de paix, et aux ordres de Sa Majesté. L’avis de la Chambre du Commerce du Cap, et des Négocians du Port-au-Prince, pourra encore nous donner des nouvelles lumières sur cette question ; mais si cette exportation doit avoir lieu, je dois observer qu’il sera impossible de la réduire à la valeur des farines importées, on n’y parviendrait qu’au moyen d’une évaluation uniforme pour les trois mois, ou du moins de mois en mois, et le maintien d’un régime fondé sur cette évaluation exigera une surveillance pour laquelle les Bureaux du Roi dans les trois Entrepôts ne sont pas suffisans. Cette surveillance s’exercera cependant, avec beaucoup plus de facilité sur les Nationaux, que sur les Étrangers, & cette considération, indépendamment de celle de la préférence que mérite le Commerce National serait un motif de plus pour n’admettre que notre Pavillon à l’importation et à l’exportation dont il s’agit. Tout sollicite pour les Français ; la jouissance exclusive d’une pareille faveur, et un dernier motif me semble devoir influer beaucoup sur le parti à prendre ; c’eſt que dans l’état désastreux où se trouve en ce moment le Commerce et la Navigation Nationale, les profits que cette opération procurera à quelques Négocians, balanceront leurs pertes, et les sauveront peut-être des horreurs d’une banqueroute.

Au Port-au-Prince, le 16 Mai 1789.

Signé de Marbois ;
Pour copie du Chilleau.
  1. Si nous adoptions le parti de limiter, je penserais toujours qu’il faut laisser aux Chambres & Assemblées de Commerce, le soin de distribuer les permissions dans les trois Villes d’Entrepôt de la Colonie, et dans le cas où 6000 barils paraîtraient insuffisans, ce dont je ne suis pas encore persuadé, nous pourrions aller successivement ou dès-à-présent jusqu’à 10 ou 12 mille.

    Extrait des Observations remises le 29 Mars 1789.