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Correspondance de Nicolas Poussin/1637 (Poussin à Jacques Stella)

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Texte établi par Charles Jouanny, Jean Schemit (p. 3-5).
2. — Fragment à Stella[1].

« Il fit encore dans le même temps [vers 1637] deux Tableaux, l’un pour la Fleur, Peintre[2], où il représenta Pan et Syringue[3] ; et l’autre pour le sieur Stella[4], où l’on voit Armide qui emporte Regnaud[5]. Le premier est présentement dans le cabinet du chevalier de Lorraine[6], et l’autre dans celui de Mr de Boisfranc[7]. Lors que le Poussin envoya celui du sieur Stella, il lui écrivit le soin qu’il avoit pris à le bien faire.

« Je l’ai peint, dit-il, de la manière que vous verrez, d’autant que le sujet est de soi mol, à la différence de celui de M. de la Vrillière[8], qui est d’une manière plus sévère, comme il est raisonnable, considérant le sujet qui est héroïque. »

Le Poussin avoit de grands égards à traiter différemment tous les sujets qu’il représentoit, non seulement par les différentes expressions, mais encore par les diverses manières de peindre les unes plus délicates, les autres plus fortes. C’est pourquoi il étoit bien aise qu’on connût dans ses ouvrages le soin qu’il prenoit. Aussi dans la même Lettre, en parlant au Sieur Stella du Tableau de la Manne[9], qui est aujourd’hui dans le Cabinet du Roi, et auquel il travailloit alors :

« J’ai trouvé, dit-il, une certaine distribution pour le Tableau de M. de Chantelou[10], et certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le peuple Juif la misère et la faim où il étoit réduit, et aussi la joye et l’allégresse où il se trouve ; l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son Législateur, avec un mélange de femmes, d’enfans et d’hommes d’âge et de tempéramens différens ; choses, comme je croi, qui ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire. »

  1. L’original de cette lettre est perdu, comme celui de toutes celles adressées à Stella. Ces fragments nous ont été conservés par les citations Félibien, éd. 1706, p. 19. — La comparaison des citations de Félibien avec l’original, quand il existe encore, établit la fidélité de la reproduction, à quelques rajeunissements près dans la forme.
  2. Nicolas-Guillaume, dit La Fleur, mort en 1663. Il était alors logé au Louvre et prenait le titre de « peintre du roi ». Son surnom lui venait du genre qu’il affectionnait. En 1638, il travaillait à Rome, et c’est alors sans doute que Poussin le connut (voir Rob. Dumesnil, Le peintre graveur français, t. IV, p. 11).
  3. Pan et Syrinx, actuellement au Musée de Dresde.
  4. Jacques Stella, né à Lyon en 1596, mort à Paris le 20 avril 1657. Il arriva à Rome en 1623, c’est-à-dire un an avant Poussin, et y devint pour toujours « son très tendre ami » (Bellori, p. 17). Ph. de Chennevières (La peinture française, p. 273) a délicatement retracé l’attachement inaltérable que Poussin témoigna à la famille de Stella, après la mort de Jacques, et la piété dont cette « honnête tribu de Lyonnais fidèles » le paya de retour. C’étaient des peintres et graveurs estimés. Le porttrait de Condé, qui figure dans le trophée de M. le Prince à Chantilly, est de Stella (peut-être Poussin, par Chantelou, un moment secrétaire du duc d’Enghein, n’est-il pas étranger à cette commande ?).
  5. Actuellement au Musée de Berlin (no 288 du Catalogue de Smith).
  6. Joachim de Seiglière de Boisfranc, conseiller du Roi, surintendant de la maison de Monsieur. M. Bonnaffé (p. 28) dit qu’il possédait deux tableaux de Poussin : Renaud emportant Armide et l’Adoration des Mages (au Louvre, no 423).
  7. Philippe, dit le Chevalier de Lorraine, favori de Monsieur ; personnage équivoque, mais qui se connaissait en tableaux et possédait plusieurs Poussin (le Passage de la mer Rouge, le Veau d’or, un Paysage avec un grand chemin, Pan et Syrinx peint pour La Fleur).
  8. Louis Phélypeaux, duc de la Vrillière (1599-1681), secrétaire d’État. Il « aimoit extrêmement la peinture et a laissé un cabinet où l’on voit un grand nombre d’excellents tableaux » (Sauval). Poussin peignit pour lui Camille et le maître d’école (au Louvre, no 436).
  9. Les Israélites recueillant la manne (au Louvre, no 420. Poussin l’envoya à Chantelou en avril 1639.
  10. Paul-Fréart de Chantelou, célèbre par l’amitié de Poussin, l’heureux destinataire des lettres du ms. 12347 ; né au Mans, le 25 mars 1609 (le plus jeune de ces trois frères, toujours fermement unis), mort en 1694 (date incertaine). Ph. de Chennevières a tracé de lui un joli portrait (La peinture française, p. 150).