Correspondance de Nicolas Poussin/1er mars 1665 (Poussin à M. de Chambray)

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Texte établi par Charles Jouanny, Jean Schemit (p. 461-464).
210. — Poussin à M. de Chambray[1].
(Ms. 12347, fol. 255.)

[7 mars 1665.

Cette lettre est escripte à mon frère de Chambré sur son liure de la peinture quil a leu. Il lui en mande son sentiment Et les parties de peinture quon pourroit traitter[2].]

1e mars 1665. A Rome.

Monsieur

Il faut à la fin tascher à se réueiller après un si long silence il faut se faire entendre pendant[3] que le pous nous bat encore un peu. J’ay eu tout loisir de Lire et examiner vostre liure de la parfaitte Idée de la Peinture qui a seruy d’une douce pasture à mon âme affligée, et me suis resjouy de ce que vous estes le premier des François qui auez ouuert les yeux à ceux qui ne voyoint que par ceux d’autruy[4] se laissant abuser d’une fausse opinion commune. Or vous venez d’échauffer et amolir une matière rigide et difficile à manier De sorte que désormais Il se pourra trouuer quelqun qui dessous vostre guide nous pourra donner quelque chose du sien au bénéfice de la Peinture.

Après auoir considéré la Division que faict le Seigneur Franc. Junius[5] des Parties de ce bel art Jay osé mettre icy brièuement ce que j’en ay apris.

Il est nécessaire premièrement de scauoir ce que c’est que cette sorte d’Imitation et la Définir.

Définition

C’est une Imitation faicte auec lignes et couleurs en quelque superficie de tout ce qui se voit dessoubs le Soleil, sa fin est la Délectation.

Principes que Tout homme capable de Raison peut aprendre.

Il ne se donne point de visible sans Lumière. Il ne se donne point de visible sans moyen transparant.

Il ne se Donne point de visible sans Terme

Il ne se donne point de visible sans Couleur

Il ne se donne point de visible sans Distance

Il ne se donne point de visible sans Instrument.

Ce qui suit ne s’aprent point

Ce sons parties du Peintre

Mais premièremt de la Matière

Elle doit estre prise noble, qui n’aye receu aucunne qualité de l’ouurier, Pour donner lieu au Peintre de monstrer son esprit et Industrie. Il la faut prendre Capable de receuoir la plus excellente forme, Il faut commencer par la Disposition, Puis par l’Ornement, le Decoré, la beauté, la grace, la viuacité, le Costume, la Vraysemblance et le Jugement partout. Ces dernières parties sont du Peintre et ne se peuuent aprendre. Cest le Rameau d’or de Virgile[6] que nul ne peut trouuer ny ceuillir sil n’est conduit par la Fatalité. Ces neuf Parties contiennent plusieurs belles choses dignes d’estre escrittes de bonnes et scauantes mains mais je vous prie de considérer ce petit échantillon et m’en dire vostre sentiment sans aucunne cérémonie. Je scay fort bien que non seulement vous scaués moucher la Lampe mais encore y verser de bonne huile. Je dirois plus mais quand je m’échauffe maintenant le deuant de la Teste par quelque forte attention je m’en trouue mal. Au surplus jay tousjours honte de me voir colloqué auec des hommes le mérite et la valeur[7] des quels est au dessus de moy plus que l’Etoille de Saturne n’est au dessus de nostre Teste. C’est un effet de vostre amitié qui vous faict me voir plus grand de beaucoup que je ne suis, je vous en suis redeuable à Tousjours et suis

Monsieur
Vostre trèshumble
   et trèsobéysst Seruiteur
Le Poussin

Je baise très humblement les mains à Monsieur de Chantelou vostre ainé.

  1. L’original de cette lettre est perdu. Le ms. 12347 n’en possède qu’une copie remise à M. de Chantelou, et peut-être de la main même de son frère M. de Chambray, à qui Poussin l’a écrite (fol. 255).
  2. Ce sommaire est, dans le ms. 12347, de la main même de M. de Chantelou.
  3. Cette copie paraît être littérale. La copie a été corrigée, sans doute aussitôt après qu’elle a été écrite et de la main de Chambray ou de Chantelou. — Ici, d’abord cependant, corrigé en pendant.
  4. Avant ceux d’autruy, on avait d’abord écrit : leurs derateurs (?).
  5. François Junius, De Pictura Veterum libri tres, Amsterdam, 1637 : « C’est un ouvrage d’une prodigieuse érudition, qui fut lu et loué par tous les grands artistes du xviie siècle… » (Ph. de Chennevières, Peintres provinciaux, t. IV, p. 119).
  6. Virgile, Énéide, VI, 146.
  7. Valeur surchargeant vertu, rayé.