Aller au contenu

Correspondance de Nicolas Poussin/6 août 1639 (Poussin à Jean Le Maire)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles Jouanny, Jean Schemit (p. 22-24).
12. — Poussin à Jean Le Maire.
(Ms. 12347, fol. 15.)
A Monsieur Le Maire, peintre du Roy aux Tuilleries, à Paris.

[M. Poussin à M. Le Maire 6 aoust 1639.

Il luy parle de l’enuoy du tableau de la Manne. Il a peur qu’on juge de ce qu’il sait d’un si petit ouurage[1]. Est en perplexité du voyage de France a cause de ses incommodités.]

Monsieur Comme touttes vos lettres ont acoustumé de m’apporter un extrême contentement, la dernière pareillement m’a réiouy autant que pas une autre ; car par icelle, oultre que j’entens la bonne santé où vous estes, la nouuelle de l’arivée du tableau de Monsieur de Chantelou m’a osté de la grande peine où j’étois ; d’autans que par le long chemin et dangereus comme il est maintenant, jes doutoiss ques il ni fut arrivé quelque mauuais encombre. Mais puisque il est paruenu entre vos mains sein et sauf, j’estime que ce m’est un bon hoeur ; d’autans que monsieur de Chantelou ne le verra point qu’il ne soit en bonne posture, comme je croy que vous luy mettrés. Et si lui sera agréable, se me sera un des plus grand contentements qui me puisse ariuer. Néanmoins que et vous et luy je vous prie de considérer que en de si petits espaces il est impossible de faire et observer se que l’on sait, et que à la fin ce ne peut être autre que comme une idée de chose plus grande ; qu’il accepte donc tel qu’il est en atendans mieus.

Vous me solicités de partir cet automne sans y manquer ; je vous assure que le retarder icy dauantage ne me tourneroit pas à conte comme l’on dit icy parce que j’ay renoncé à toute mes pratiques ; et mesme depuis que je me résolus de partir jusque à maintenant, j’ay eu l’esprit for peu en repos, mais au contraire casi perpétuellement agité, pensant tous les jours à mille chose, lesquelles par ce nouveau changement me pouroint entreuenir. Ne vous emerueillés point de ce que je vous escrits, car j’ay estime d’auoir fet une grande folie d’auoir donné ma parole et de m’estre obligé dans une indisposition telle que est la miene en un temps où j’aurois plus besoin de repos que de nouuelles fatigues, laisser et abandonner la paix et la douceur de ma petite maison[2], pour des choses imagineres lesquelles me succèderont peut-estre tout au rebours. Toute ces choses icy m’ont passé et passent tous les jours avec un milion d’autre plus poignãtes par l’entendement, et néanmoins je conclus tousiours d’une manière, c’est assauoir que je me partiray, que j’iray à la première commodité, et suis en même estat que si l’on me vouloit fendre par la moitié et me séparer en deux. Il est vray que j’ay grande volonté de mettre en effet ma promesse ; mais d’un autre costé je me trouve retenu et empesché de certains mal heurs qui semblent proprement qui me veillent empêcher d’acomplir mon desein. Mon misérable mal de carnosité n’est point guari, et j’ay poeur qu’il faudra retomber entre les mains des boureaux de chirurgiens devant que de me partir car de se acheminer par un long voyage et fâcheux auec telle maladie, se seroit aler chercher son malheur auec la chandelle. Je feray donc ce que il sera en ma puissance pour guarir et me partir. Du reste face dieu ce qui me doit ariver m’arivera.

Je ne vous escrirai d’autre pour maintenant, mais souuent je vous feray scavoir ma disposition

Votre très obligé seruiteur
Poussin


De Rome ce sisiesme de
Aust 1639.

  1. Ce tableau mesure 2 mètres de long et 0m49 de hauteur ; les figures ont 0m52 de taille.
  2. Sur la maison de Poussin à Rome (no 9, via Sixtina, selon la tradition), — ou plutôt ses maisons successives, — voir : Ph. de Chennevières, La peinture française, p. 116, et Emilia Pattison, L’art, 1882, p. 121.