Correspondance de Victor Hugo/1864

La bibliothèque libre.


1864.


À Auguste Vacquerie.


H.-H. 26 janvier [1864].

Votre lettre m’arrive. Elle m’enchante. Je suis content que mon gribouillage de pont maure vous plaise. Je suis heureux que vous aimiez ce livre. Ce livre, j’y ai mis de mon âme. Je venge tous les poëtes dans Shakespeare, et plus d’une fois en racontant les huées qui l’ont assailli, j’ai pensé aux sifflets de Tragaldabas et des Funérailles, si magistralement châtiés par vous. Je ne vous écris que quatre lignes, mais vous savez comme je suis vôtre.

V.[1]


À Paul Meurice.


H.-H. 26 janvier [1864].

Je reçois votre lettre : Quel admirable ami vous êtes ! vous voilà mon avocat et mon curateur, et vous me gagnez des procès perdus, vous rétablissez mon droit d’auteur au théâtre italien[2] ! Je ne veux pas vous remercier. Voilà douze ans que vous êtes pour moi ainsi, père, frère et fils. Cher Meurice, le fond de mon cœur est à vous.

On imprime un livre de moi[3]. Savez-vous que je suis absurde ? Je suis triste que vous n’ayez pas la corvée de lire les épreuves. Auguste et vous, vous et Auguste, voilà mes deux points d’appui pour Les Misérables. Vous allez donc me manquer cette fois ! Vous ne serez donc pas dans la confidence intime et avant tous de ce livre ! Suis-je assez bête ! c’est une surcharge de moins pour vous, je devrais m’en réjouir, et je m’en attriste. Prenez-moi comme je suis. Je vous aime.

Je songe à votre frontispice des Misérables. Dès que le Shakespeare aura paru, je m’en occuperai. Je veux que vous soyez content. Soy tuyo con toda mi alma.

V.

Que je serais content si vous vouliez bien lire tout de même un peu mes épreuves[4] !


À Hippolyte Lucas.


Hauteville-House, 29 janvier 1864.

Je viens de relire, mon cher confrère, votre gracieux volume. Vos Heures d’amour sont amies des heures d’exil.

Vous rendez-vous compte que vous êtes un charmant poëte, pas racinien du tout ? Il y a en vous un critique du dix-septième siècle, mais heureusement il y a aussi un poëte du dix-neuvième. Si l’on en croyait le critique, on n’achèterait pas le poëte, et les Heures d’amour n’en seraient pas à leur quatrième édition. Mais vous avez le bonheur d’être plus fort comme homme de l’avenir que comme champion du passé, et vos vers, cher poëte, triomphent de vos doctrines. Vous serez puni par le succès. C’est bien fait ! Ah ! vous voulez relever de Boileau et de Le Batteux en critique ? Eh bien, votre poésie se révolte contre vous et vous bat. Elle ne relève, elle, que de l’éternelle nature. Elle a la grâce et le charme. Elle est délicate et forte. Elle pense et elle aime. Dites-en pis que pendre à présent. Elle s’en fiche pas mal !

Merci de vos bonnes photographies. Vous êtes étonnant, vous : vous gardez vos cheveux noirs !

V.


À Madame Victor Hugo[5].


H.-H. 7 février [1864].

Ta douce plainte me va au cœur. Chère amie, les jours sont courts, je travaille, et mes yeux sont fatigués. En outre en ce moment j’ai des insomnies opiniâtres, ce qui fait que j’ai du travail sans repos. Je me lève le matin presque comme je me suis couché le soir, sans avoir fermé l’œil. Puis me voilà debout, et travaillant. Cela t’explique pourquoi je ne t’ai pas écrit. Mais, vous le savez bien, mes lettres sont pour tous.

Je vous aime tous trois comme un. Je voudrais bien dire tous quatre, et qu’Adèle fut là. Hélas ! — Mon Victor bien-aimé, le portrait achève ce que ta lettre, si ravissante, avait commencé. Au reste, il y a longtemps que ton frère et toi êtes adorés par ce cœur-là. — Soigne bien ton estomac. Mange de la viande rouge et noire, rôtie. Ne travaille jamais l’estomac plein. Marche beaucoup, et dors bien. Tels sont les ordres que je suis chargé de te transmettre. — Mon Charles, tiens-moi au courant de l’affaire entamée, ou plutôt ébauchée. Comment va ma petite Lux ? — Chère amie, je t’envoie sous ce pli une traite de 600 fr. à vue sur Paris. Les raisons que tu me donnes pour quitter ce boarding-house me semblent très bonnes. Dis à Marianne que je suis content que tu sois contente d’elle. Ici tout est bien. Je reçois des montagnes de livres et des avalanches de lettres. Il y a là-dedans bien des choses que nous eussions lues au dessert, tu sais, mon Victor. Mais ces charmants jours sont passés. Je travaille, je travaille. Bruxelles est au bout de mon livre. Il me tarde de vous revoir tous, mes bien-aimés.

V.[6]


À Théodore de Banville[7].


Hauteville-House. — 14 février 1864.

À mes deux lettres de cet hiver, vous répondez par cette ode splendide[8]. Vous êtes le génie du conte arabe, vous donnez une perle pour deux cailloux. Et c’est dans mon océan, c’est dans cette mer qui est à moi comme je suis à elle, c’est dans cette furieuse écume dont je suis entouré, que vous avez péché cette perle. Quel cœur et quelle âme dans ces strophes, ô mon poëte ! Mon fils s’est interrompu de traduire Shakespeare pour les lire et relire tant qu’il les sait, et hier soir il nous les a dites les larmes aux yeux. Mon émotion est profonde. Je ne vous remercie pas, je vous aime.


Quando te aspiciam !
Victor Hugo.

Félicitez de ma part les écrivains de ce recueil excellent et charmant la Revue nouvelle[9].


À Auguste Vacquerie.


H.-H. 18 février [1864].

Shakespeare, de même que Profils et Grimaces, n’est point un livre purement littéraire ; l’art pour l’art ne m’est pas plus possible, après surtout les grandes épreuves subies, qu’à vous, cher Auguste ; et en avançant dans la lecture de mon livre, vous avez dû remarquer que le sujet déborde le titre, si grand que soit le titre. Cette ubiquité de ce livre présent à toutes les questions veut être expliquée, et j’ai écrit ce bout de préface qui, je crois, vous plaira. En outre, j’indique, ce qui est nécessaire, le lien qui rattache mon livre à la traduction de Victor. Cette préface viendra, page isolée, après la dédicace à l’Angleterre.

C’est par erreur que la chose sur Marine-Terrace a été détachée du livre Ier et imprimée à part comme préface. Soyez assez bon pour veiller à ce que l’imprimeur la fasse rentrer dans le livre Ier qu’elle doit commencer. La préface, c’est ce que je vous envoie.

Nous sommes ici dans les grêles, les gros temps et les rafales, mais le beau temps reviendra avec le rayon lumineux que nous enverra la réapparition de Profils et Grimaces.

À vous — partout.
À vous — toujours[10].
V.


À Paul Meurice[11].


H.-H. 21 février [1864].

Vous joignez la délicatesse d’une femme à toutes les puissances du penseur. Quelle douce lettre vous m’avez écrite. Ah ! cher Meurice, je suis ineffablement votre ami.

Je serais aussi fier que touché si votre idée du banquet Shakespeare se réalisait[12], mais je crois que, d’ici ou de là, vous trouverez des obstacles.

Quand vous verrai-je ? Vous êtes de la famille de mon âme, et vous voir est un besoin pour moi. J’espère en cette année, toute sombre et toute glacée qu’elle semble être. J’ai mille choses à vous dire de tous côtés. Tout ce qui m’aime vous aime.

Je mets d’avance mon livre sub umbrâ alarum tuarum.


À Albert Lacroix.


H.-H. 28 février — 1864.

Vous me demandez, mon cher monsieur Lacroix, à propos d’un travail de M. de Lamartine sur Shakespeare que vous m’annoncez avoir, (ayant celui-là, pourquoi êtes-vous venu chercher le mien ? l’honneur très grand d’être l’éditeur de M. de Lamartine devait vous suffire), vous me demandez si je vois un inconvénient à faire coïncider la publication de l’ouvrage de M. de Lamartine avec la publication du mien. J’y vois plus qu’un inconvénient, j’y vois une offense. Offense pour mon illustre ami Lamartine, offense pour moi. Cela fait une course au clocher. Nous devenons, Lamartine et moi, deux jeunes élèves concourant pour le prix sur un sujet donné. Vous n’avez pas songé à cet énorme ridicule. De plus il y a là mauvaise odeur de spéculation, diminuante pour une maison comme la vôtre déjà si haut placée, et que vos rares intelligences combinées honorent. Vous descendriez brusquement de l’esprit des grandes affaires à l’esprit des petites. Vous me dites : « Le succès que j’espère pour votre livre entraînerait la vente de l’étude de M. de Lamartine. » Je doute qu’il puisse m’être donné de remorquer un grand poëte comme M. de Lamartine, et je doute qu’il soit agréable à M. de Lamartine d’être remorqué. Ceci, qui me froisse, ne le froisserait pas moins profondément, certes, s’il savait votre pensée. Cette pensée, elle est fâcheuse, abandonnez-la, mettez au moins six mois d’intervalle entre les deux publications pour l’honneur des deux écrivains et pour le respect dû à Lamartine, laissez l’étude de M. de Lamartine sur Shakespeare paraître à sa date dans la série que vous m’envoyez, et où elle est la septième. Ce tour de faveur que vous lui donneriez serait, je viens de vous le faire toucher du doigt, un tour d’offense. M. de Lamartine, s’il savait pourquoi vous le publiez en même temps que moi, ne vous le pardonnerait pas. Six mois d’intervalle au moins. Je m’oppose formellement à toute simultanéité et vous avez bien fait de me consulter. Mettez maintenant tous vos soins à l’exécution de notre traité, à la prompte publication du livre, à paraître, non vers le 20 mars (erreur de votre lettre) mais le 20 mars au plus tard. Hier encore je n’ai pas reçu d’épreuves. Relisez les détails de poste envoyés par moi, il faut maintenant attendre jusqu’à mardi. Trois jours de perdus. Je vous ai dit, et je vous répète qu’une partie très importante de l’ouvrage : Shakespeare et l’Angleterre, donnant des conseils pour le jubilé, veut absolument être publiée au moins un mois avant ce jubilé, qui est le 23 avril. Un retard me forcerait de retrancher cette partie, très importante, j’y insiste, et qui deviendrait sans objet. Hâtez-vous, hâtez-vous, hâtez-vous. Ne faites pas sortir de son rang dans la série (le 7e) l’étude de M. de Lamartine, publiez-la en septembre, ou quand vous voudrez, la simultanéité étant évitée par six mois au moins, et publiez-moi en mars. (le 20. Songez à cette date de rigueur désormais.)

Des épreuves ! des épreuves !

Mille affectueux compliments.

V. H.

Je vous dis ici pour M. de Lamartine ce que je voudrais que M. de Lamartine dît pour moi en pareil cas[14].


À Auguste Vacquerie[15].


H.-H. 28 février [1864].

Vous avez magnifiquement augmenté votre livre[16]. Depuis avant-hier j’oublie le mien et je vis dans le vôtre. Vous avez bien fait de réclamer dès les premières pages votre individualité, du reste tellement éclatante qu’elle ne peut être ignorée que des yeux fermés. Nos dissidences n’ôtent rien à notre harmonie. Nous vivons de la même sève, l’Art, avec des feuillages différents. Je dis de mon côté cela dans mon livre. Je le dis à propos de Shakespeare, vous le dites à propos de moi, Shakespeare le dirait à propos d’Eschyle. Je vous remercie de cette grande lecture. Votre style a des muscles d’athlète, vous convainquez, et vous vainquez. Pendant que Profils et Grimaces multiplie les éditions, Jean Baudry multiplie les représentations, et le public ému et charmé vous arrive en foule sous les deux espèces, lecteur et spectateur. Je me mêle à la foule et à l’élite pour vous aimer.

V. H.[17]


À George Sand.


Hauteville-House, 28 mars 1864.

J’apprends, madame, que vous êtes rentrée à Nohant. C’est là que mon applaudissement aime à vous aller trouver. Il est tout simple que la solitude écrive à la solitude. Dans votre magnifique triomphe de Paris, ma voix n’eût été rien, elle est toujours bien peu de chose en cet éblouissement de renommée où vous êtes ; mais il me semble que là-bas, au milieu de vos champs et de vos arbres, vous l’entendrez mieux.

J’ai de rares joies ; votre succès en est une, et des meilleures[18]. Vous donnez à notre temps une occasion d’être juste. Je vous remercie d’être grande et je vous remercie d’être admirée. Dans une époque sombre comme la nôtre, votre gloire est une consolation. Donnez-nous souvent de ces belles fêtes, et permettez-moi, madame, de me mettre à vos pieds.

Victor Hugo[19].


À Louis Blanc.


Hauteville-House, 31 mars 1864.
Mon cher Louis Blanc,

Je reçois une circulaire au bas de laquelle je trouve la signature de M. Dixon. Je vous l’envoie sous ce pli.

J’aurais déjà envoyé ma souscription au Comité, s’il n’y avait, en ce qui me concerne, une difficulté que je vous soumets.

Dans le livre que je vais publier, et où je parle incidemment et, cela va sans dire, dans les meilleurs termes, du Comité, je me prononce contre l’idée d’une souscription. Une souscription, c’est l’ordinaire de ces sortes de manifestations. Or, pour Shakespeare, il faut plus que l’ordinaire. Je ne crois pas qu’on puisse faire moins pour lui que le vote d’un grand monument public par acte du Parlement ; le Parlement étant le représentant, incomplet sans doute, mais actuel, de la nation. C’est là, selon moi, que devrait tendre l’initiative du Comité.

Ayant écrit cela, qui va paraître, puis-je prendre part à la souscription ? Puis-je écrire d’une façon et agir de l’autre ?

Dans une matière qui intéresserait la conscience, nulle hésitation ; vous comme moi, répondrions immédiatement : non.

Le cas actuel admet moins de sévérité. Pourtant, n’y aurait-il pas inconséquence ?

Vous êtes sur le terrain, vous voyez les choses de près ; en même temps que toutes les forces de l’intelligence, vous en avez toutes les délicatesses, permettez-moi de vous faire juge de la question.

Si vous pensez que mon livre ne fait pas obstacle à ma souscription, vous pouvez dès à présent me faire inscrire sur la liste pour cinq livres sterling, et mon fils François-Victor également pour cinq livres. Je tiendrais ces dix livres à la disposition du Comité.

Si vous voyez inconvénient à ce que je semble me déjuger, et si c’est votre avis que je m’abstienne, je m’abstiendrai[20].

Mon amitié vous demande la permission de s’en rapporter à la vôtre.

Serez-vous assez bon pour communiquer ma lettre au Comité et à M. Dixon ?

Toujours à vous du fond du cœur.

V. H.[21]


À Auguste Vacquerie[22].


Dim. 3 avril [1864].

Si vous aviez été ici l’autre soir, cher Auguste, vous auriez été content de votre petit public de Guernesey. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi Kesler s’était dérobé à Jean Baudry, mais il répare cela par son enthousiasme pour Profils et Grimaces. Je lui dis : mais c’est le même poëte, le même philosophe, le même créateur, pourquoi excluez-vous ce livre en adorant celui-ci ? Il me répond éperduement Profils et Grimaces, et comme il admire, je le laisse aller. Il est ébloui, et il fait bien. Avant-hier, il a apporté son exemplaire, et nous a lu lui-même l’île romantique que, de cette façon, nous savons par cœur, l’ayant déjà tous lue chacun de notre côté. Il va vous faire deux articles incandescents, comptez-y, c’est son mot, dans Le Courrier de l’Europe et dans la Revue belge. Tout ceci veut dire que notre goum est toujours bien à vous, même Kesler, absolument rallié cette fois et disant : je suis fanatique de ce livre-là. Et alors je reprends : mais pourquoi pas aussi etc., et alors nous recommençons, et la discussion devient une cage d’écureuil. Quoi qu’il en soit, on est vôtre ici. Gageons que cela ne vous étonne pas. Je ne désespère pas de voir Kesler lui-même faire son devoir en revenant à Jean Baudry. Nous l’avons déjà ramené aux Funérailles qu’il admire aujourd’hui très sincèrement. Que voulez-vous ? Quand nous vous avons lu et applaudi, il faut bien que nous parlions de vous. C’est ce que nous faisons. Victor, chamaillant Kesler, est particulièrement amusant. Tragaldabas, les Funérailles, Jean Baudry, les Miettes de l’Histoire, Profils et Grimaces, c’est votre puissant esprit prenant toutes les formes et créant successivement au théâtre et dans le livre. Quant à moi, mon bravo ne choisit pas. Au reste, vous voyez que dans mon livre je me déclare tout net pour l’admiration en bloc. Je lis Homère en ce moment, et je trouve tout beau.

— Une ligne sur mon livre. Vous avez reçu toutes mes lettres et tous mes envois. Je crois possible de renvoyer à l’imprimerie tous les bon à tirer au plus tard le 9 et par conséquent sans gêner l’apparition le 15. Mais ce que vous ferez sera bien fait et ce que vous déciderez sera bien décidé. Je me remets à votre amitié.

Ma prochaine lettre vous portera les 1res pages et les indications pour les journaux, que vous compléteriez et redresseriez au besoin, voyant et sachant le terrain mieux que moi[23].


À Philippe Burty[24].


Hauteville-House, 18 avril [1864].

Ma réponse, monsieur, devrait être un simple merci majuscule. Vous me comblez et avec une grâce parfaite. Vous, créancier, vous semblez débiteur. Vous m’envoyez un beau croquis de Delacroix, deux fois précieux parce qu’il est de lui et parce qu’il vient de vous.

Delacroix eût été le plus grand peintre du temps et eût dépassé Géricault[25], s’il eût eu comme homme la sincérité qu’il avait comme artiste. Mais il n’avait qu’une demi-foi. Son pinceau disait oui, ses opinions disaient non. Peut-être se croyait-il habile et s’est par là diminué comme Gœthe qu’il admirait trop. Pour que la grandeur soit complète, il faut que l’homme égale l’artiste. Petit homme ne fait pas grand poëte. Gœthe le prouve, et ce jugement, l’avenir le confirmera.


19 avril. — Je reprends et j’achève cette lettre interrompue. Cher monsieur, j’entre avec empressement dans la voie que vous m’indiquez, heureux si je puis être utile au très remarquable eaufortiste de Blois. Son travail est beau et m’a spécialement et fortement intéressé. Je dis pourquoi dans la lettre que je lui écris en réponse à la sienne et que la Gazette des Beaux-Arts pourra, publier[26].

Priez M. Queyroy de m’excuser si je lui envoie cette lettre écrite d’une autre main que la mienne. C’est pour qu’elle soit plus lisible à l’imprimerie. Vous trouverez cette lettre sous ce pli. Certes j’accepterais avec empressement votre offre de m’envoyer une planche et je m’essaierais allègrement à l’eau-forte. Je serais passionné pour cela. La réputation quelconque de mes pauvres dessins, si dessins il y a, a été bien endommagée par le défaut, non de talent, mais de conscience du dernier graveur ; (où est Marvy[27], hélas !), et si je tenais à me réhabiliter de ce côté, je ferais une eau-forte qui serait tout bonnement moi-même ; mais à quoi bon ? Vous et quelques connaisseurs, vous voulez bien ne pas jeter mes barbouillages au panier, cela me suffit. Et puis l’eau-forte m’amuserait, m’attacherait, m’accoquinerait. J’y passerais des jours et peut-être des nuits, et mon temps ne m’appartient pas. Je ne suis pas sur cette terre pour mon plaisir. Je suis une espèce de bête de somme attelée au devoir. Et voilà qu’à cette heure, le temps s’abrège pour moi, et je ne sais si je pourrai achever ce que j’ai à faire. Donc, en commençant comme en finissant, Merci.

Je vous ai envoyé ces jours-ci un gros volume[28]. Je pense que vous l’avez reçu. Qu’il soit le bienvenu près de vous, je serai charmé s’il plaît un peu à votre noble et délicat esprit.

Je vous serre bien cordialement la main.

Victor Hugo[29].


À Garibaldi.


24 avril. H.-H.
Cher Garibaldi,

Je ne vous ai pas écrit de venir, parce que vous seriez venu ; et quel que pût être mon bonheur de vous serrer la main, à vous le héros vrai, quelle que pût être ma joie de vous recevoir dans ma maison, je vous savais mieux occupé, vous étiez dans les bras d’une nation, et un homme n’a pas le droit de vous enlever à un peuple[30].

Guernesey salue Caprera, et peut-être un jour lui fera visite. En attendant, aimons-nous.

Le peuple anglais donne en ce moment un noble spectacle.

Soyez l’hôte de l’Angleterre après avoir été le libérateur de l’Italie, c’est beau et c’est grand. Qui est applaudi sera suivi. Votre triomphe en Angleterre est une victoire pour la liberté. La vieille Europe de la Sainte Alliance en a tremblé. C’est qu’en effet il n’y a pas loin de ces acclamations-là à la délivrance.

Votre ami,
V. H.[31]


À Émile Deschamps.


H.-H. 28 avril 1864.
.

Cher Émile, je reçois vos vers exquis[32]. Je pense que, de votre côté, vous avez reçu mon livre avec votre nom et le mien en tête. Que c’est bon la vieille amitié ! Je vous le rabâche, mais c’est que j’en déborde. Je vous aime comme au temps où nos cheveux étaient noirs. C’était le printemps et la jeunesse, aujourd’hui c’est toujours la poésie et l’amitié. Quel superbe et charmant toast vous portez à Shakespeare ! Je viens de lire à haute voix vos vers en me promenant sur la plage, à l’océan, mon autre vieil ami. Il doit avoir du goût, étant si grand, et il a dû les trouver beaux. Je vous envoie son bravo qu’il m’a rugi entre deux rafales, et mon applaudissement.

Senescens sed bonus.

Victor Hugo[33].


À Auguste Vacquerie


H.-H. 2 mai [1864].

Cher Auguste, lisez cette lettre adressée à Janin, et envoyez-la si vous pensez qu’il la prendra comme je l’écris, c’est-à-dire de tout cœur. Je sens l’embarras où le jettent ces pauvres passions envieuses de l’Académie, et je voudrais le mettre à l’aise de mon côté du moins. Je lui demande donc de ne plus parler de moi[34]. Si vous êtes d’avis qu’il pénétrera bien ce qu’il y a d’affectueux et de cordial dans ma pensée, transmettez-lui ma lettre, sinon brûlez-la[35]. Ici comme en toute chose, je trouverai bon ce que votre exquis jugement aura décidé. Je vous dis comme Cicéron à Atticus : rectius me mea vides.

Guérin m’écrit qu’on commence à songer à la réimpression. Voudrez-vous vous souvenir que la dédicace doit être en deux alinéas, le premier alinéa finissant au mot Poëte. Je recommande aussi que le prospectus de la traduction de Victor soit cousu et broché avec le livre, et non feuille volante comme on l’a fait. C’est vous qui avez eu l’idée du prospectus cousu, ne permettez pas qu’on l’élude. La première chose qu’on fait, c’est de jeter ce prospectus volant, et par conséquent gênant, or, je veux servir Victor par tous les moyens, et l’adhérence, imaginée par vous, du prospectus au livre, est un des meilleurs. Je vous enverrai pour la réimpression quelques petits redressements de texte ou de fautes d’impression. Il y en a extrêmement peu. On sent que vous êtes là, veillant.

À vous. Con todo mi fuerza.


À Paul Meurice.


H.-H. 2 mai 1864.

Vous êtes un enchanteur. Depuis quatre jours je vis dans l’intimité de votre esprit dans ce beau et charmant volume[37]. Shakespeare à travers vous ne perd rien et gagne quelque chose. Votre vers achève sa pensée et l’emplit d’éclairs. Shakespeare dans votre style, c’est comme le rayon de lumière dans le diamant. J’ajoute que Shakespeare dans vous conserve toute sa largeur. Le diamant est grand.

Vous avez raison, votre idée de fauteuil vide que j’avais crue irréalisable a merveilleusement réussi. L’effet du banquet interdit a été considérable en Angleterre. Le 23 avril même, on a appris la nouvelle à Stratford-sur-Avon, la ville était pavoisée, en un clin d’œil tous les drapeaux tricolores, représentant l’empire, ont disparu des fenêtres. Eaynolds rapproche cette interdiction de l’expulsion de Garibaldi.

À bientôt. À toujours. On vous aime bien autour de moi. Que de

choses j’ai dans le cœur pour vous ![38]
À Verboeckhoven.


H.-H., 5 mai [1864].

Cher monsieur, voici une nouvelle lettre de Garibaldi[39], utile à publier dans les journaux belges. Je l’ai envoyée hier à L’Indépendance. Voulez-vous vous charger de faire parvenir ces exemplaires à L’Étoile, au Précurseur et au Journal de Bruges. Voudriez-vous donner l’ordre de faire envoyer le livre William Shakespeare (exemplaire français) à M. Reynolds, à Londres, 313, Strand ? Il est très chaud, et son journal se tire à 300 000. Le Morning Advertiser qui a aussi une très vaste publicité (plus grande que le Times) a publié un article excellent sur le livre. Je pense que vous l’aviez lu. Voudriez-vous faire passer ce petit mot à Mme  Marie Joly, et cet autre pli à M. E. Van Bemmel. Son annonce est on ne peut mieux. M. Kesler vous prie de lui dire qu’il lui fait et qu’il va lui envoyer deux articles, un sur le livre de Vacquerie, l’autre sur mon livre. M. Van Bemmel peut compter sur ces deux articles auxquels M. Kesler travaille à force. J’envoie à M. Van Bemmel mon portrait en remercîment de sa sympathie cordiale. Nous allons être, je crois, fort attaqués, et de beaucoup de côtés à la fois. Cela m’inquiète peu. En littérature on ne tue que ce qui doit mourir. Mes ennemis ont le jour, j’ai le lendemain. Offrez mes hommages à Madame Verboeckhoven, et recevez mes plus affectueux compliments.

V. H.[40]


À M. Tennant,
à Glamorgan, pays de Galles.


Hauteville-House, 15 mai 1864.

Cher monsieur Tennant, avant de faire le livre sur lequel vous appelez mon attention, vous aviez fait ceci :

Vous aviez autour de vous des travailleurs pauvres. Vous leur avez prêté trente acres de votre meilleure terre. Ces trente acres furent divisés par vous en lots. Chaque lot était assez grand pour deux cottages et deux bons jardins. Et vous dîtes aux pauvres qui vous entouraient : — Voici de la terre ; qui en veut ? On suivra l’alignement, on ne bâtira pas plus de deux cottages par lot, on payera pour chaque lot une guinée par an, et je vous fais un bail de mille ans. — En quelques semaines tous les lots furent pris, des centaines de propriétaires étaient créés, la chose s’accrut avec le temps, et cela fait aujourd’hui une petite ville dans le pays de Galles, comté de Glamorgan, la ville de Skewen. Chaque propriétaire, à Skewen, est électeur, c’est-à-dire citoyen. Vous avez fait plus qu’une ville, vous avez fait une cité.

Ce n’est pas tout. Vous avez creusé à vos frais un canal de trente pieds de profondeur, de quatorze kilomètres (neuf milles) de longueur, qui porte des navires du plus fort tonnage, et qui mène à la mer. Le port sur la mer se nomme Port Tennant.

Une ville créée, un canal creusé, un port construit, c’est bien.

Voilà, certes, une bonne préface.

Maintenant je lis votre livre, ou plutôt je me le fais lire, car je ne sais pas l’anglais.

J’y retrouve votre pensée haute et fraternelle.

Je suis plus radical que vous, vous le savez ; vous ménagez les parasitismes, moi je les supprime. Mais, cette restriction faite, j’accepte votre livre. Beaucoup des moyens termes indiqués par vous sont très ingénieux, très étudiés, très efficaces, et ont pour base les principes. Vous esquissez, dans des pages honnêtes et fortes, une répartition plus juste des charges sociales, une attribution plus normale des territoires, une civilisation plus loyale que la nôtre, une Europe meilleure.

Un jour vous aurez pour idéal une Humanité meilleure. Ce jour-là, vous comprendrez tout ; ce jour-là vous combattrez les parasitismes au lieu de les réglementet ; ce jour-là vous adopterez, avec toute l’énergie de votre droiture, et comme point de départ absolu et nécessaire du progrès, l’enseignement gratuit et obligatoire. Alors vous serez en pleine logique, chemin de la pleine vérité. Alors votre esprit sera complet, et vos livres seront irréfutables.

En attendant, je me contente de tout ce qu’il y a dans votre livre d’excellent, de juste, de vrai et de cordial pour le peuple. Le peuple souffre, aimons-le. Je ne dis pas cela à vous, fondateur de villes ; je le dis à tous. Aimons-nous. Un jour, dans une phrase, je ne sais plus laquelle, j’avais écrit : aimer ; l’ouvrier compositeur mit : aider. J’acceptai cette faute d’impression. Aimons-nous et aidons-nous. Que le riche aime et aide le pauvre,

que le pauvre aime et aide le riche. Tous ont besoin de tous.
À George Sand.


Hauteville-House, 17 mai 1864.

Il est évident qu’étant si grande, vous devez être charmante. La grâce est une forme de la puissance. Vous le prouvez dans toutes vos œuvres, vous le prouvez dans les pages exquises et superbes que je viens de lire. Un ami me les envoie. Il est plus mon ami à dater d’aujourd’hui.

Je vous lis, je lis cette magnifique et noble lettre[41], elle est écrite sur moi, et il me semble qu’elle est écrite à moi. Je suis profondément ému. Quelle idée de génie d’avoir mêlé la nature à ce livre[42], de raconter votre vie au village en même temps que l’art et la science, et de faire entendre çà et là, à travers les grandes choses que vous dites, des bruits de feuilles et des chants d’oiseaux ! Dante dicte une page, Virgile l’autre. C’est l’enchantement dans la force. Ah ! Circé ! Ah ! George Sand !

Je suis bien content d’avoir fait ce livre-là, puisqu’il vous a fait plaisir. Vous m’aimez donc un peu. ? Vrai ? Eh bien, c’était une de mes ambitions.

Je suis très ambitieux. Je voudrais vous voir. C’est encore là mon rêve. Quel beau portrait vous m’avez envoyé ! Que de beauté, de dignité et de douceur grave ! N’ayez pas peur, je suis un vieux bonhomme, et voici mon portrait qui le prouve. Je voudrais être quelque part, dans un petit coin du monde, soit à Nohant, soit à Guernesey, soit à Caprera, avec Garibaldi et vous ; nous nous entendrions. Il me semble que nous sommes trois bonnes créatures de ce temps-ci. C’est bien dommage que Nohant me soit défendu. On me dit que je suis un proscrit volontaire. Parbleu ! c’est pour cela que je suis enchaîné. Si je n’avais à craindre que Cayenne, j’irais en France quand bon me semblerait.

Votre lettre cause, en même temps elle enseigne, en même temps elle chante, en même temps elle songe. La vaste nature se reflète tout entière dans une ligne de vous comme le ciel dans une goutte de rosée. Vous avez des échappées sur l’infini, sur la vie, sur l’homme, sur la bête, sur l’âme. C’est grand. Quand il y a un philosophe dans une femme, rien n’est plus admirable ; les côtés profonds sont touchés en même temps que les côtés délicats. Je suis de ceux qui veulent que le cœur pense. Vous êtes ce cœur-là. La conversation d’accord, c’est la conversation que j’aime ; nous l’aurions ensemble, je le crois ; nos points de rencontre sont nombreux. Voilà que je me vante ; souriez et pardonnez-moi.

Vous ne vieillirez jamais, vous. Vous êtes ineffablement gracieuse. Pendant que Paris vous applaudit et vous adore, vous vous faites au fond des bois un petit oubli pour vous toute seule, et vous vous pratiquez un recoin d’ombre dans la gloire. Il y a des nids pour les âmes comme pour les oiseaux. En ce moment, votre âme est au nid. Soyez heureuse autant que vous êtes grande.

Je ferme ma lettre pour relire la vôtre. On me dit que mon livre a des envieux, je le crois bien, j’en suis un ; il a voyagé avec vous, je suis jaloux de lui.

Je me mets à vos pieds et je baise vos mains[43].


À Auguste Vacquerie[44].


H.-H., 22 mai [1864]. Dim.

Ce brave M. Lacroix n’a guère fait que des maladresses, avant, pendant et après la publication. L’oubli inouï que vous signalez est d’autant plus grave qu’il semble volontaire. Heureusement, cher Auguste, vous êtes là, et vous présent, rien ne peut péricliter. Je vous sens comme un bouclier. Je viens, selon votre conseil, d’écrire directement à M. L. Plée[45]. J’envoie sous ce pli ma carte à M. Ed. Texier, voudrez-vous la lui transmettre. On me dit M. A. Cerfbeer très refroidi parce que je l’ai remercié simplement (de son très excellent article) par l’envoi de mon portrait. J’écris le moins de lettres que je peux. Vous savez pourquoi. On publie un bonjour signé Victor Hugo. Que se passe-t-il au journal Les Écoles ? On me dit qu’il m’attaque (après m’avoir envoyé sa collection entière). On me dit que le branle hostile est donné par M. Pierre Denis, bras droit du seigneur capital L. P.[46] Qu’y a-t-il de vrai ? Le savez-vous ? Paul Meurice me donnera-t-il quelques détails sur la remise de ma lettre à Janin ? — Je suis de votre avis sur la dépêche espagnole. Ce que vous avez fait est mieux. N’importe. Je crois que je commence à être de trop. Je vais garder le silence pendant quatre ou cinq ans. Je suis fâché de mon buste à cause de cela. M. Pierre Petit[47] viendra-t-il ? Il me semble que non. Eh bien, soit, je vais me taire et laisser la parole à ces messieurs. Je sais des républicains (Peuple, Écoles, Le Progrès) qui en seront très contents. — J’ai écrit à George Sand. C’est une admirable femme. Et vous, vous êtes un admirable homme.

V.

J’ai ici, venu à Guernesey pour me voir, M. Ruscol, rédacteur en chef propriétaire du Courrier de l’Europe. Il a regretté que l’article de Lefort sur vous n’eût pas quatre colonnes. Mais quelle peine j’ai eue à faire écrire cette petite colonne à Lefort, bon garçon, mais décidément bien empichatté[48].


À Jules Janin.


Hauteville-House. [Mai 1864].

Oui, mon glorieux et cher compagnon de travail en ce grand xixe siècle, oui, mon éloquent confrère, j’aime la louange[49] à la condition qu’elle soit élégante, noble et haute, à la condition qu’elle ait toutes les grâces et toutes les fiertés du style, à la condition qu’elle vienne d’une conscience sereine et d’un cœur vaillant, à la condition qu’elle soit magistrale et douce, à la condition qu’elle soit signée Jules Janin. De mon côté, je tâche de n’en pas être indigne ; quand vous passez dans mon ombre, mes branches saluent ; je suis la forêt et vous êtes le consul.

Tuus.
Victor Hugo[50].


À Alfred Sirven[51].


Hauteville-House, 9 août [1864].

Votre Homme noir est terrible, et vous le racontez puissamment. Je vous félicite, monsieur, de ce livre. Votre nom vous engage envers Voltaire, et votre talent doit aide et concours à la grande œuvre commencée par cet esprit. La société actuelle a besoin des graves leçons de la libre-pensée. J’espère pour vous un beau succès.

Croyez à mes cordiales sympathies.

Victor Hugo[52].
À François-Victor[53].


Heidelberg, dimanche 6 7bre [1864].

Mon Victor bien-aimé, la caravane t’accepte avec enthousiasme. Busquet nous a quittés, Hetzel nous rejoint pour un jour, mais quand tu nous rejoindras, il n’y aura plus que nous trois (et peut-être Lecanu).

Si nous ne sommes pas le 12 à Trêves, ce sera un retard imprévu, mais très petit, d’un jour tout au plus. Tu nous attendras dans ce cas-là en visitant la ville qui est admirablement intéressante… Tâche de venir, mon Victor chéri. Nous ferons à quatre et dans une voiture à nous un bon petit voyage d’une dizaine de jours en Belgique, qui, je crois, te plaira. Quant à l’Angleterre, il faut y renoncer pour cette année, moi du moins. Mon travail me réclame et d’ailleurs l’affaire que tu sais exige que quelqu’un soit à Hauteville-House, en cas d’incident.

Je t’offre ce petit voyage belge, comme une récompense de ton admirable et vaillant travail. Pars tout de suite, viens avec nous, sois heureux et rends-nous heureux. Ainsi rendez-vous le 12 7bre, à Trêves.


À Madame Victor Hugo[54].


Dim. 11 7bre [1864]. Lichtenthal.

Chère amie, je pense à toi. Je suis avec tes fils. Tu es dans toutes nos paroles. Ni à Mayence, ni dans les mains de Charles, je n’ai trouvé de lettre de toi. J’en espérais une, je prends ma revanche de ton silence en parlant de toi sans cesse. J’espère qu’avant peu nous allons nous revoir dans ce doux Guernesey, si triste d’être délaissé. Que décides-tu pour A. ? Quand cette plaie (plus encore la sienne, hélas ! que la nôtre) sera guérie, nous pourrons peut-être avoir quelques derniers jours heureux. Je trouve Charles très bien. Il a une idée à laquelle je bats des mains. Trouver une femme qui lui aille, se marier, et venir se fixer à Guernesey. Il nous dit avoir horreur du Paris bâté où il a le regret d’être rentré. Victor et lui sont aux anges d’être ensemble, c’est la plus charmante fraternité qui soit, et je me sens doucement consolé en les regardant, si bons frères et si bons amis, unis par le sang et par la pensée, c’est bien doux. Que n’es-tu là ? Que n’est-elle là, elle aussi ! C’est incomplet et douloureux.

Je t’envoie ton mois du 15 7bre au 15 octobre. Vers la mi-octobre nous serons de retour à Guernesey, et tu pourras nous rejoindre tout de suite. Chère bien-aimée, ne sois pas triste. Tu as tant de cœurs qui t’aiment. Tu es grande par le cœur et par l’esprit. Je pense à toi avec une inexprimable douceur. Je t’envoie les tendresses, les baisers et les respects de tous.

V.

Écris-moi poste restante à Cologne à l’adresse François Hugo.

Paul Meurice te remettra les 400 francs. Voici un mot que tu lui porteras ou lui enverras[55].


À Paul Meurice[56].


Lichtenthal, 11 7bre [1864].

J’imagine que ma petite réserve n’est pas assez épuisée pour que je ne puisse vous prier de remettre pour moi à ma femme 400 francs. Cher doux ami, je suis à Lichtenthal, à l’Ours (excusez son papier), caché dans une belle nature qui me fait penser à vos belles œuvres. Vous travaillez en ce moment, et moi je flâne, vous vous préparez à triompher, et je me prépare à applaudir. Je pense que vous êtes heureux, et je m’attriste moins que vous soyez absent. Ce voyage d’il y a deux ans dans les Ardennes est un charmant souvenir. Vous en étiez. Pars magna. Quand vous reverrai-je ?

Je me réponds : à son prochain drame.

C’est que vous lire c’est vous voir. Ce que vous écrivez vous reflète. On vous aime livre. Telle de vos pensées est un serrement de main.

À bientôt donc. Faites de ma part une déclaration de tendresse aux choses, aux êtres et aux âmes que vous aimez. Lo que quieras, le quiero.

V. H.[57]
À Madame Chenay.


Londres, dimanche 23 octobre [1864][58].

Ma bonne petite sœur, tes lettres sont gentilles comme toi. Je suis une vieille brute de paresseux, ce qui fait que je ne t’ai pas correctement répondu. Je fais mieux aujourd’hui, j’arrive. Pourtant, un gros vent sud-ouest souffle, et nous ne pouvons aborder Guernesey que le 16 (mercredi). Tu peux préparer pour ce jour-là les divers arcs de triomphe dont tu disposes, les harangues, les clefs de Hauteville sur un plat d’or massif, les agenouillements de la chatte et de son petit, et les vers latins que je te prie de faire en mon honneur.

J’espère que le vent se calmera. La traversée d’Ostende, excellente pendant quatre heures, a été affreuse à la fin.

Je t’embrasse sur tes deux bonnes joues.



À Théodore de Banville.


Castle Carry, 25 octobre [1864].

À mes petites lettres intimes vous faites de magnifiques réponses publiques. Je viens de lire dans La Presse[59] votre splendide prologue aux Chansons des rues et des bois. C’est le rossignol annonçant l’alouette.

Puisque d’avance vous voulez bien aimer un peu ce livre, cela me décidera peut-être à le publier.

Un désir de vous, poëte, est un ordre à la muse.

Pourtant, pour lâcher ce nid en plein air et en plein vent, le ciel est bien sombre. J’hésite.

J’ai vu dans les journaux que j’avais été absent de Guernesey deux mois, c’est trois mois qu’il faut dire et je ne suis pas encore rentré. Je viens d’errer un peu, çà et là, le plus près possible de la frontière de France. J’ai vu les musées et les montagnes. J’ai souvent pensé à vous, poëte, en présence de la grande nature et de l’art éternel. La nature et l’art sont à vous ; vous avez la double lyre.

Soy todo tuyo.
Victor H.[60]
À Leconte de Lisle.


Castle-Carry, 25 octobre [1864].

Cher poëte, cher confrère, j’ai passé presque tout l’été hors de Guernesey, je reçois aujourd’hui seulement, en Angleterre, où je suis encore, la page magnifique écrite il y a deux mois par vous sur moi[61]. Je m’incline devant votre appréciation, j’en discuterais quelques points, mais vous êtes un maître. Qui est maître est juge. L’épidémie « régnante » aujourd’hui est une maladie dite l’Autorité ; je n’aime, moi, que la Liberté ; de là ma solitude. Dans cette solitude, quand l’âme d’un poëte vient à moi, je suis heureux, et quand le poëte, c’est vous, je suis fier. Vos poëmes sont au nombre des plus beaux de notre temps ; vous sentez et vous pensez ; vous avez l’instinct qui vient du cœur, et le souffle qui vient de Dieu. Votre critique est aussi haute que votre poésie, l’une traduit l’autre. Quelle admirable peinture du débordement des Antilles, à la fois cataracte, avalanche et ouragan ! Et comme cette peinture est une pensée ! Toute votre prose est ainsi ; image et idée ; vous êtes profond parce que vous êtes lumineux. Je voudrais bien causer avec vous. Je ne vous remercie pas, je vous aime.

Victor Hugo[62].


À M. Delorme.


Hauteville-House, 15 novembre 1864.
Monsieur Delorme,

Un écrivain distingué, M. Octave Giraud, entreprend en ce moment un livre important contre l’esclavage. C’est à la fois une histoire et un plaidoyer : histoire de la race noire, plaidoyer contre la race blanche qui l’opprime. M. Octave Giraud compte parmi les principaux publicistes de la presse française et européenne. Son livre sera intitulé : Histoire de l’homme noir. Ce sera un grand et inappréciable service rendu à l’humanité, à la liberté, je dis plus, à la délivrance. Pensez-vous, comme moi, que ce livre serait soutenu par les ardentes sympathies du jeune et généreux peuple haïtien ? Une forte liste de souscription en Haïti aiderait grandement à la publication du travail décisif et considérable de M. Octave Giraud.

Si vous croyez cette souscription possible, permettez-moi de vous la recommander, ainsi qu’à notre excellent et éloquent ami M. Heurtelou. Cette honorable initiative appartient aux hommes qui, comme vous et lui, sont placés par leur intelligence et leur courage, à la tête de leur race.

Je vous serre bien affectueusement la main.

Victor Hugo[63].


À Michelet.


Hauteville-House, 27 novembre.

J’ai lu ce puissant livre[64] d’un si large sens et d’un si beau style. Vous prouvez une fois de plus que sans le grand artiste il n’y a pas de grand philosophe. J’ai lu, et je vous remercie. Vous êtes autant en profondeur qu’en hauteur. Vous êtes le géologue de l’histoire. Votre œuvre est, depuis l’Inde jusqu’à la Révolution, depuis Brahma jusqu’à Robespierre, une tranchée ouverte, où l’on peut étudier la formation humaine. J’ai essayé quelque chose de pareil dans La Légende des Siècles. Nous nous rencontrons souvent, j’en suis fier. Ô mon cher philosophe, j’aime vos grands efforts et vos grands succès.

Votre ami
Victor Hugo[65].


À Charles[66].


[1864].

J’ai le cœur si triste et si noir que j’hésite à t’écrire, et cependant tu dois avoir besoin de mes lettres comme j’ai besoin des tiennes. Oh ! si tu savais comme tout te réclame et te redemande ici ! Hélas ! quand reviendras-tu reprendre ta place dans cette famille qui est la tienne, qui te regrette et qui te tend les bras ! Ne parle pas de ton isolement. Est-ce que tu ne sens pas là-bas la chaleur de ces deux cœurs tournés vers toi, du mien surtout qui te          [67] et qui t’enveloppe de toutes les tendresses à la fois et de toutes les anxiétés. Nous parlons sans cesse entre nous de tout ce que tu souffres, nous le souffrons avec toi, je le souffre moi, plus que personne et autant que toi-même, et nous demandons à Dieu, si cela est possible, une fin prompte et heureuse pour cette bien longue et bien douloureuse épreuve. Reviens ! reviens ! je n’ai plus que ce cri dans l’âme et il me semble qu’à tant de distance tu dois l’entendre et le distinguer. Reviens ![68]


À Charles.


Hauteville-House [1864].

Ta lettre ne répond pas à ce mot que je te criais du fond de mes entrailles : Reviens !

Tu nous manques à tous ici, et à moi plus qu’à personne, tu le sais bien. Mais ce mot, reviens ! je te le disais dans tous les sens à la fois, je ne te disais pas seulement reviens par le chemin de fer, je te disais reviens par le cœur ; ne fais pas cesser seulement la séparation matérielle qui est entre nous depuis si longtemps déjà, fais cesser la séparation des âmes. Tu m’as fait bien souffrir, pauvre cher enfant, mais je te pardonne, car je t’aime, et quand on aime, sais-tu ce qui est impossible ? C’est de ne pas pardonner.

Oui, tout mon cœur se tourne vers toi, et appelle le tien. Reviens ! reviens ! Hélas ! pendant que la souffrance t’éprouve là-bas, elle nous éprouve ici ; tu sais mes dernières angoisses ; cela ne m’empêche pas d’être déchiré par les tiennes. Tu vois, j’avais bien raison, tout ce que j’avais prédit se réalise.

Ah ! mon Dieu, toi si loin, toi si triste ! Que d’accablements à la fois ! Reviens ! reviens ! je ne sais plus dire et penser que cela[69].


À Auguste Vacquerie[70].


H.-H., 30 Xbre [1864].

Voulez-vous, cher Auguste, accepter ma carte sous ce pli et transmettre l’autre à M. de Saint-Victor. Il a parlé une fois de mes dessins, même à travers la caricature Chenay, d’une façon qui lui donne barre sur moi. J’ai bonne conscience et bonne mémoire ; ce sont mes deux vieilles amies. Je vous souhaite ce que vous méritez.

Ad astra.


À Albert Lacroix[72].


[1864].
Mon cher éd. [éditeur].

Je vais publier un poëme intitulé Dieu. Bien que dans ma pensée aucun de mes ouvrages dépasse celui-là, je ne crois pas au succès. Je ne puis donc accepter les 40 000 francs qu’aux termes de notre traité vous me devez pour ce volume[73]. Si vous voulez, nous prendrons l’arrangement que voici :

(Claye. Arrangement Michel Lévy[74].)

De cette façon vous ne courez aucun risque, et le résultat, quel qu’il soit, sera équitable.

Je vais vous proposer de faire une chose qu’on n’a encore faite ni en librairie, ni en littérature, et qui je crois est bonne.

Deux demi-volumes faisant la valeur d’un volume.

Dieu                                                 Gallus
Première partie.                              Première comédie.

De cette façon vous aurez l’avantage de faire l’effet de deux volumes, en n’en payant qu’un[75]

  1. Bibliothèque Nationale.
  2. À propos des représentations de Rigoletto au Théâtre lyrique.
  3. William Shakespeare.
  4. Bibliothèque Nationale.
  5. Inédite.
  6. Bibliothèque Nationale.
  7. Inédite.
  8. L’Île,' paru dans la Revue nouvelle, de décembre 1863.
  9. Collection Louis Barthou.
  10. Publiée en partie dans William Shakespeare. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  11. Inédite.
  12. Paul Meurice voulait organiser à Paris, pour le jubilé de Shakespeare, un banquet où un fauteuil vide présiderait aux lieu et place de Victor Hugo, absent.
  13. Bibliothèque Nationale.
  14. Brouillon de lettre relié au Reliquat de William Shakespeare. Publié dans William Shakespeare. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  15. Inédite.
  16. Profils et Grimaces venait d’avoir une nouvelle édition.
  17. Bibliothèque Nationale.
  18. Le Marquis de Villemer, représenté au théâtre de l’Odéon, le 29 février 1864.
  19. Archives de Mme  Lauth-Sand.
  20. Louis Blanc conseilla à Victor Hugo de souscrire, ce qui fut fait.
  21. William Shakespeare. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  22. Inédite.
  23. Bibliothèque Nationale.
  24. Critique d’art à la Gazette des Beaux-Arts. Auteur de nombreuses études sur Delacroix, Bernard Palissy, etc.
  25. Géricault, peintre et sculpteur, restera dans l’histoire de l’art, le peintre du Radeau de la Méduse ; ses autres toiles, quoique très appréciées, n’obtinrent pas le succès de celle-là.
  26. Gazette des Beaux-Arts, 1er juin 1864, et à la même date, La Presse. Lettre réimprimée dans Actes et Paroles. Pendant l’exil, sous le titre : Les rues et les maisons du vieux Blois.
  27. Marvy s’est fait apprécier pour ses belles gravures des tableaux de Decamps, Corot, Cabat, etc. Il grava aussi de nombreux dessins de Victor Hugo.
  28. William Shakspeare.
  29. Lettre à Philippe Burty. La Revue, octobre 1903. Article non signé.
  30. Garibaldi recevait à Londres un accueil triomphal.
  31. Brouillon écrit par Victor Hugo au verso de cette lettre de Garibaldi, dont voici la traduction donnée par Le Phare de la Loire du 1er mai 1864 :
    Londres, 22 avril 1864.
    « Cher Victor Hugo,
    Aller vous rendre visite dans votre exil était pour moi plus qu’un désir, c’était un devoir. Mais les circonstances ne me le permettent pas. J’espère que vous me comprendrez. Loin ou près de vous, je ne suis jamais séparé de vous et de la noble cause que vous représentez.
    Toujours à vous,
    G. Garibaldi. »
    }
  32. Jubilé de Shakespeare. Toast en vers au banquet de Paris.
  33. Henri Girard. Émile Deschamps, dilettante.
  34. Afin que Janin ne compromette pas son élection à l’Académie.
  35. La lettre fut remise. Elle manque dans les lettres de Victor Hugo publiées par Clément-Janin : Victor Hugo en exil.
  36. William Shakespeare. Revue de la critique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  37. Hamlet. Falstaff. Paroles.
  38. Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice.
  39. Du 26 avril 1864. Actes et Paroles. Pendant l’exil. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  40. Collection Louis Barthou. — Revue de Paris, 1er août 1920.
  41. Lettre d’un voyageur. Revue des Deux Mondes, 15 mai 1864.
  42. William Shakespeare.
  43. Archives de Mme  Lauth-Sand.
  44. Inédite.
  45. Léon Plée, professeur d’histoire, journaliste, fondateur de la Revue des auteurs unis, publia plusieurs volumes d’histoire.
  46. Laurent Pichat.
  47. Pierre Petit, photographe, désirait faire le portrait de Victor Hugo et devait pour cela aller à Guernesey.
  48. Bibliothèque Nationale.
  49. Dans sa réponse du 19 mai, Jules Janin protestait vivement contre le conseil du poëte qui, pour ménager les intérêts de son ami à l’Académie, l’exhortait à ne plus parler de lui ; il répliquait : « Donc, qu’il vous plaise ou non, je ne cesserai pas ma louange ».
  50. Clément-Janin. Victor Hugo en exil.
  51. Alfred Sirven descendait de la famille protestante réhabilitée par l’intervention de Voltaire. Journaliste, il fonda La Petite presse, devint rédacteur en chef du Gaulois, qui fut supprimé à cause de ses violents articles en 1861. En 1867, il fit paraître Les Orateurs de la Liberté, publication consacrée à Victor Hugo et qui fut, peut-être pour cela, vite interdite. On a de lui une biographie des Journaux et Journalistes fort intéressante.
  52. Le fac-similé de cette lettre a paru en tête du roman d’Alfred Sirven : L’Homme noir, publié en 1873.
  53. Inédite.
  54. Inédite.
  55. Bibliothèque Nationale.
  56. Inédite.
  57. Bibliothèque Nationale.
  58. Cette lettre avait été placée, par erreur, dans l’édition originale de La Correspondance, en 1869 ; le Carnet de 1864, d’accord avec le calendrier, lui donne sa véritable date.
  59. Du 24 octobre 1864.
  60. Collection Louis Barthou.
  61. À propos de William Shakespeare.
  62. Louis Barthou. Impressions et essais.
  63. L’Opinion Nationale. Port-au-Prince, 14 janvier 1865. La lettre de Victor Hugo est précédée dans le journal de deux articles sur Victor Hugo et Octave Giraud. Bibliothèque Nationale. Journaux annotés.
  64. La Bible de l’Humanité.
  65. Musée Carnavalet. — Jean-Marie Carré. Michelet et son temps.
  66. Inédite.
  67. Un mot illisible.
  68. Bibliothèque Nationale.7
  69. Bibliothèque Nationale.
  70. Inédite.
  71. Bibliothèque Nationale.
  72. Brouillon inédit.
  73. Le traité conclu pour William Shakespeare et Les Chansons des rues et des bois prévoyait 40 000 francs pour chaque volume de vers à paraître.
  74. Nous ignorons quel était cet arrangement.
  75. Ce brouillon est relié au manuscrit du reliquat de Dieu, folio 369. Bibliothèque Nationale.