Correspondance de Voltaire/1723/Lettre 77
Il faut que je vous fasse part de l’enchantement où je suis du voyage que j’ai fait à la Source, chez milord Bolingbroke et chez Mme de Villette[1]. J’ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l’érudition de son pays, et toute la politesse du nôtre. Je n’ai jamais entendu parler notre langue avec plus d’énergie et de justesse.
Cet homme, qui a été toute sa vie plongé dans les plaisirs et dans les affaires, a trouvé pourtant le moyen de tout apprendre et de tout retenir. Il sait l’histoire des anciens Égyptiens comme celle d’Angleterre. Il possède Virgile comme Milton ; il aime la poésie anglaise, la française, et l’italienne ; mais il les aime différemment, parce qu’il discerne parfaitement leurs différents génies.
Après le portrait que je vous fais de milord Bolingbroke, il me siéra peut-être mal de vous dire que Mme de Villette, et lui, ont été infiniment satisfaits de mon poëme. Dans l’enthousiasme de l’approbation, ils le mettaient au-dessus de tous les ouvrages de poésie qui ont paru en France ; mais je sais ce que je dois rabattre de ces louanges outrées. Je vais passer trois mois à en mériter une partie. Il me paraît qu’à force de corriger, l’ouvrage prend enfin une forme raisonnable. Je vous le montrerai à mon retour, et nous l’examinerons à loisir. À l’heure qu’il est, M. de Canillac[2] le lit et me juge. Je vous écris en attendant le jugement. Je serai demain à Ussé, où je compte trouver une épître de vous. Je suis très-malade, mais je me suis accoutumé aux maux du corps et à ceux de l’âme : je commence à les souffrir avec patience, et je trouve dans votre amitié et dans ma philosophie des ressources contre bien des choses. Adieu.