Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 107

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 107-108).
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107. — À M. CAMBIAGUE[1].
à londres.

Les bontés dont vous m’honorez, monsieur, sont plus d’une fois parvenues jusqu’à moi. Souffrez que je saisisse l’occasion de vous en marquer ma très-humble reconnaissance. Ce sera peut-être diminuer la bonne opinion que vous avez de moi que de vous présenter ma Mariamne. Ne regardez point l’hommage, mais le zèle avec lequel je vous l’offre, et que l’envie de vous plaire me tienne lieu de quelque mérite auprès de vous. Je voudrais avoir incessamment l’honneur de vous envoyer un ouvrage plus important, dont la faible esquisse qui en a paru dans le monde a déjà trouvé grâce devant vous. C’est le poëme de Henri le Grand. Vous le trouverez, monsieur, bien différent de cet échantillon qui en a couru malgré moi. Le poëme est en dix chants, et il y a plus de mille vers différents de ceux que vous avez vus.

J’ai fait graver des estampes qui sont autant de chefs-d’œuvre de nos meilleurs maîtres, et qui doivent embellir l’édition que je prépare ; mais je suis encore fort incertain sur le lieu où je la ferai paraître. La seule chose dont je suis sûr, c’est que ce ne sera pas en France. J’ai trop recommandé dans mon poëme l’esprit de paix et de tolérance en matière de religion, j’ai trop dit de vérités à la cour de Rome, j’ai répandu trop peu de fiel contre les réformés, pour espérer qu’on me permette d’imprimer dans ma patrie ce poëme composé à la louange du plus grand roi que ma patrie ait jamais eu.

C’est une chose bien étrange que mon ouvrage, qui dans le fond est un éloge de la religion catholique, ne puisse être imprimé dans les États du roi très-chrétien, du petit-fils d’Henri IV, et que ceux que nous appelons ici hérètiques en souffrent l’impression chez eux. J’ai dit du mal d’eux, et ils me le pardonnent ; mais les catholiques ne me pardonnent pas de n’en avoir point assez dit. Je ne sais si mon édition se fera à Londres, à Amsterdam ou à Genève. Mon admiration pour la sagesse du gouvernement de cette dernière ville, et surtout pour la manière dont la réforme y fut établie, me fait pencher de ce côté. Ce sera dans ce pays que je ferai imprimer un poëme fait pour un héros qui quitta Genève[2] malgré lui, et qui l’aima toujours. Que je serais charmé, monsieur, de pouvoir y passer quelque temps auprès de vous et d’y profiter de votre conversation !

Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

A. de Voltaire.

  1. On doit cette lettre à un savant distingué, M. Gaullieur, professeur de philosophie à Genève. Isaac Cambiague, dit-il, qui a joué un rôle politique assez important dans la République genevoise, qui fut appelé à la représenter en France et ailleurs dans des occasions difficiles, était connu aussi par son opulence et par son goût très-vif pour les arts et les lettres. Il est mort en 1728. »
  2. C’est-à-dire le calvinisme. (G. A.)