Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 123

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 120-121).
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123. — À M. THIERIOT.

Paris, 24 août.

Mandez-moi, mon cher ami, si vous avez reçu la lettre que je vous écrivis, il y a huit jours, et si Mme de Bernières a reçu celle où je lui rendais compte de mon entrevue avec M. d’Argenson. Je viens de vous faire une antichambre à votre appartement ; mais j’ai bien peur de ne pouvoir occuper le mien. J’ai resté huit jours dans la maison, pour voir si je pourrais y travailler le jour et y dormir la nuit, qui sont deux choses sans lesquelles je ne puis vivre ; mais il n’y a pas moyen de dormir ni de penser avec le bruit infernal qu’on y entend. Je me suis obstiné à y rester la huitaine pour m’accoutumer : cela m’a donné une fièvre double tierce, et j’ai été enfin contraint de déguerpir. Je me suis logé dans un hôtel garni, où j’enrage et où je souffre beaucoup. Voilà une situation bien cruelle pour moi, car assurément je ne veux pas quitter Mme de Bernières, et il m’est impossible d’habiter dans sa maudite maison, qui est froide comme le pôle pendant l’hiver, où on sent le fumier comme dans une crèche, et où il y a plus de bruit qu’en enfer. Il est vrai que, pour le seul temps qu’on ne l’habite point, on y a une assez belle vue. Je suis bien fâché d’avoir conseillé à M. et à Mme de Bernières de faire ce marché-là ; mais ce n’est pas la seule sottise que j’aie faite en ma vie. Je ne sais pas comment tout ceci tournera ; tout ce que je sais, c’est qu’il faut absolument que j’achève mon poème : pour cela il faut un endroit tranquille, et, dans la maison de la rue de Beaune[1], je ne pourrais faire que la description des charrettes et des carrosses. J’ai d’ailleurs une santé plus faible que jamais. Je crains Fontainebleau, Villars, et Sully, pour ma santé et pour Henri IV ; je ne travaillerais point, je mangerais trop, et je perdrais en plaisirs et en complaisances un temps précieux, qu’il faut employer à un travail nécessaire et honorable. Après avoir donc bien balancé les circonstances de la situation où je suis, je crois que le meilleur parti serait de revenir à la Rivière, où l’on me permet une grande liberté, et où je serai mille fois plus à mon aise qu’ailleurs. Vous savez combien je suis attaché à la maîtresse de la maison, et combien j’aime à vivre avec vous ; mais je crains que vous n’ayez de la cohue. Mandez-moi donc franchement ce qui en est. Adieu, mon cher ami.

  1. Cette maison, à l’un des coins de la rue de Beaune et du quai des Théatius, nommé depuis quai Voltaire, occupait probablement l’emplacement de l’hôtel où le philosophe est mort plus de cinquante ans après. (Cl.)