Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 128

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 124-125).
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128. — À M. THIERIOT.

20 septembre.

Ma santé ne me permet pas encore de vous aller trouver : je suis toujours à l’hôtel Bernières, et j’y vis dans la solitude et dans la souffrance ; mais l’une et l’autre est adoucie par un travail modéré qui m’amuse et qui me console. La maladie ne m’a pas rendu moins sensible à l’égard de mes amis ni moins attentif à leurs intérêts. J’ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. Il avait envie d’avoir M. Champeaux[1] frère de M. de Pouilly ; Destouches[2] même voulait faire avec lui le voyage ; mais j’ai enfin déterminé son choix pour vous. Je lui ai dit que, ne pouvant le suivre si tôt à Vienne, je lui donnais la moitié de moi-même, et que l’autre suivrait bientôt. Si vous êtes sage, mon cher Thieriot, vous accepterez cette place qui, dans l’état où nous sommes, vous devient aussi nécessaire qu’elle est honorable. Vous n’êtes pas riche, et c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la Compagnie des Indes. Je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre ; mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très-mal, et que je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père. Dans ces circonstances il ne faut pas que vous négligiez la place que mon amitié vous a ménagée. Quand elle ne vous servirait qu’à faire sans frais et avec des appointements le voyage du monde le plus agréable, et à vous faire connaître, à vous rendre capable d’affaires, et à développer vos talents, ne seriez-vous pas trop heureux ? Ce poste peut conduire très-aisément un homme d’esprit qui est sage à des emplois et à des places assez avantageuses. M. de Morville, qui a de l’amitié pour moi, peut faire quelque chose de vous. Le pis aller de tout cela serait de rester, après l’ambassade, avec M. de Richelieu, ou de revenir dans votre taudis, auprès du mien. D’ailleurs je compte vous aller trouver à Vienne l’automne prochaine ; ainsi, au lieu de vous perdre, je ne fais, en vous mettant dans cette place, que m’approcher davantage de vous. Faites vos réflexions sur ce que je vous écris, et soyez prêt à venir vous présenter à M. de Richelieu et à M. de. Morville, quand je vous le manderai. Si votre édition[3] est commencée, achevez-la au plus vite ; si elle ne l’est pas, ne la commencez point. Il vaut mieux songer à votre fortune qu’à tout le reste. Adieu ; je vous recommande vos intérêts : ayez-les à cœur autant que moi, et joignez l’étude de l’histoire d’Allemagne à celle de l’histoire universelle. Dites à Mme  de Bernières les choses les plus tendres de ma part. Dès que j’aurai fini le petit-lait, où je me suis mis, j’irai chez elle. Je fais plus de cas de son amitié que de celle de nos bégueules titrées de la cour, auxquelles je renonce de bon cœur pour jamais, par la faiblesse de mon estomac et par la force de ma raison.

  1. Lévesque de Champeaux (et non Champot), frère de Louis-Jean Lévesque de Pouilly, et de Lévesque de Burigny, avec lesquels Voltaire fut en correspondance.
  2. Néricault, qui n’avait encore donné aucun de ses chefs-d’œuvre dramatiques, mais qui avait été chargé de plusieurs négociations diplomatiques.
  3. Thieriot, paresseux et parasite, ne donna pas l’édition des Œuvres de Chaulieu, et il refusa la place de secrétaire d’ambassade du duc de Richelieu. (Cl.)