Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 131

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 126-127).
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131. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Paris, octobre.

Est-il possible que vous n’ayez pas reçu la lettre que je vous écrivis deux jours après le départ de Pignon ? Elle ne contenait rien autre chose que ce que vous connaissez de moi, mes souffrances, et mon amitié. Je fais l’anniversaire de ma petite vérole ; je n’ai point encore été si mal, mais je suis tranquille, parce que j’ai pris mon parti ; et peut-être ma tranquillité pourra me rendre la santé, que les agitations et les bouleversements de mon âme pourraient bien m’avoir ôtée. Il m’est arrivé des malheurs de toute espèce. La fortune ne me traite pas mieux que la nature : je souffre beaucoup de toutes façons ; mais j’ai rassemblé toutes mes petites forces pour résister à mes maux. Ce n’est point dans le commerce du monde que j’ai cherché des consolations ; ce n’est pas là qu’on les trouve ; je ne les ai cherchées que chez moi : je supporte dans votre maison la solitude et la Maladie, dans l’espérance de passer avec vous des jours tranquilles. Votre amitié me tiendra toujours lieu de tout le reste. Si mon goût décidait de ma conduite, je serais à la Rivière avec vous ; mais je suis arrêté à Paris par Bosleduc, qui me médicamente ; par Capron qui me fait souffrir comme un damné tous les jours avec de l’essence de cannelle, et enfin par les intérêts de notre cher Thieriot, que j’ai plus à cœur que les miens. Il faut qu’il vous dise, et qu’il ne dise qu’à vous seule, qu’il ne tient qu’à lui d’être un des secrétaires de l’ambassade de M. de Richelieu. J’ai oublié même de lui dire dans ma lettre qu’il n’aurait personne dans ce poste au-dessus de lui, et que par là sa place en sera infiniment plus agréable. Vous savez sa fortune, elle ne peut pas lui donner de quoi exercer heureusement le talent de l’oisiveté. La mienne prend un tour si diabolique à la chambre des comptes que je serai peut-être obligé de travailler pour vivre, après avoir vécu pour travailler. Il faut que Thieriot me donne cet exemple. Il ne peut rien faire de plus avantageux ni de plus honorable dans la situation où il se trouve, et il faut assurément que je regarde la chose comme un coup de partie, puisque je peux me résoudre à me priver de lui pour quelque temps. Cependant s’il peut s’en passer, s’il aime mieux vivre avec nous, je serai trop heureux, pourvu qu’il le soit : je ne cherche que son bonheur ; c’est à lui de choisir. J’ai fait en cela ce que mon amitié m’a conseillé. Voilà comment j’en userai toute ma vie avec les personnes que j’aime, et, par conséquent, avec vous, pour qui j’aurai toujours l’attachement le plus sincère et le plus tendre.