Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 136

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 134-135).
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136. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.
à la rivière, près de rouen.

De Paris, novembre.

Je viens de recevoir votre lettre dans le temps que je me plaignais à Thieriot de votre silence. Il faut que vous aimiez bien à faire des reproches pour me gronder d’avoir été rendre une visite à une pauvre mourante qui m’en avait fait prier par ses parents. Vous êtes une mauvaise chrétienne de ne pas vouloir que les gens se raccommodent à l’agonie. Je vous assure qu’Étéocle aurait été voir Polynice, si on lui avait fait l’opération du cancer[1]. Cette démarche très-chrétienne ne m’engagera point à revivre avec Mme  de Mimeure : ce n’est qu’un petit devoir dont je me suis acquitté en passant. Vous prenez encore bien mal votre temps pour vous plaindre de mes longues absences. Si vous saviez l’état où je suis, assurément ce serait moi que vous plaindriez. Je ne suis à Paris que parce que je ne suis pas en état de me faire transporter chez vous à votre campagne. Je passe ma vie dans des souffrances continuelles, et n’ai ici aucune commodité. Je n’espère pas même la fin de mes maux, et je n’envisage pour le reste de ma vie qu’un tissu de douleurs qui ne sera adouci que par ma patience à les supporter, et par votre amitié, qui en diminuera toujours l’amertume. Sans cette amitié, que vous m’avez toujours témoignée, je ne serais pas à présent dans votre maison ; j’aurais renoncé à vous comme à tout le monde, et j’aurais été enfermer les chagrins dont je suis accablé dans une retraite, qui est la seule chose qui convienne aux malheureux ; mais j’ai été retenu par mon tendre attachement pour vous. J’ai toujours éprouvé que c’est dans les temps où j’ai souffert le plus que vous m’avez marqué plus de bonté, et j’ai osé croire que vous ne vous lasseriez pas de mes malheurs. Il n’y a personne qui ne soit fatigué, à la longue, du commerce d’un malade. Je suis bien honteux de n’avoir à vous offrir que des jours si tristes, et de n’apporter dans votre société que de la douleur et de l’abattement ; mais je vous estime assez pour ne vous point fuir dans un pareil état, et je compte passer avec vous le reste de ma vie, parce que je m’imagine que vous aurez la générosité de m’aimer avec un mauvais estomac et un esprit abattu par la maladie, comme si j’avais encore le don de digérer et de penser. Je suis charmé que Thieriot nous donne la préférence sur l’ambassade ; je sens que son amitié et son commerce me sont nécessaires : c’était avec bien de la douleur que je me séparais de lui ; cependant je serais très-affligé s’il avait manqué sa fortune. Tout le monde le blâme ici de son refus ; pour moi, je l’en aime davantage, mais j’ai toujours quelques remords de ce qu’il a négligé à ce point ses intérêts.

Vous savez que M. de Morville est chevalier de la Toison. Il y avait longtemps que le roi d’Espagne lui avait promis cette faveur. Je viens d’être témoin d’une fortune plus singulière, quoique dans un genre fort différent, La petite Livry, qui avait cinq billets à la loterie des Indes, vient de gagner trois lots[2], qui valent dix mille livres de rente, ce qui la rend plus heureuse que tous les chevaliers de la Toison.

La petite Lecouvreur réussit à Fontainebleau comme à Paris. Elle se souvient de vous dans sa gloire, et me prie de vous assurer de ses respects. Adieu ; je n’ai plus la force d’écrire.

  1. Voyez la lettre 129. Il paraît que, depuis sa liaison avec Mme  de Bernières, Voltaire s’était brouillé avec Mme  de Mimeure.
  2. Julie de Livry ; voyez, tome X, pages 269-270, une note de lÉpitre connue sous le nom des Vous et des Tu.