Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 153

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Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 149-151).
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153. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Fontainebleau, le 8 octobre.

Je viens de recevoir une lettre sans date de notre ami Thieriot, par laquelle il me mande que vous avez été malade, sans m’en spécifier le temps. Je vous assure que je me trouve bien malheureux de n’avoir pu être auprès de vous. Ce qu’on appelle si faussement les plaisirs de la cour ne vaut pas la satisfaction de consoler ses amis. Soyez sûre qu’il m’est plus doux de partager vos souffrances que de faire ici ma cour à notre nouvelle reine. J’ai été quelque temps sans vous écrire, parce que je n’ai pas ici un moment à moi. Il a fallu faire jouer Œdipe, Mariamne, et l’Indiscret. J’ai été quelque temps à Bélébat[1] avec Mme  de Prie. D’ailleurs je me suis trouvé presque toujours en l’air, maudissant la vie de courtisan, courant inutilement après une petite fortune qui semblait se présenter à moi, et qui s’est enfuie bien vite dès que j’ai cru la tenir, regrettant à mon ordinaire vous, vos amis, et votre campagne, ayant bien de l’humeur et n’osant en montrer, voyant bien des ridicules et n’osant les dire, n’étant pas mal auprès de la reine, très-bien avec Mme  de Prie, et tout cela ne servant à rien qu’à me faire perdre mon temps et à m’éloigner de vous. Je vais dans ce moment chercher M. de Gervasi ; et, s’il va à la Rivière-Bourdet, je vais bien envier sa destinée. Je vous avertis d’avance, ma chère reine, que M. de Gervasi et tous les médecins de la faculté vous seront inutiles si vous n’avez pas un régime exact, et qu’avec ce régime vous pourrez vous passer d’eux à merveille. Mettez la main sur la conscience, et avouez que vous avez été quelquefois un peu gourmande. C’est un vilain vice auquel je vous ai vue très-adonnée, et je vous dirai, comme Voiture,

Que vous étiez bien plus heureuse,
Lorsque vous étiez autrefois
Je ne veux pas dire amoureuse,
La rime le dit toutefois[2] !

Aimez et mangez un peu moins : l’école de Salerne ne peut vous donner de meilleurs conseils. Mandez-moi donc, je vous en conjure, comment vous vous portez. Thieriot m’a écrit que votre maudit rhumatisme vous a quittée ; mais n’a-t-il laissé nulle impression ? Vos yeux ont-ils beaucoup souffert ? Êtes-vous parfaitement guérie ? Pourquoi faut-il que vous me négligiez assez pour me laisser ignorer l’état où vous avez été, et celui où vous êtes ? Je passai hier tout le soir avec Mme  de Lutzelbourg[3] à parler de vous. Elle vous aime de tout son cœur ; elle pense comme moi ; elle aimerait bien mieux être à la Rivière qu’à Fontainebleau, La pauvre femme sèche ici sur pied. On a brûlé sa maison, et on ne parle pas encore de la dédommager. Cela doit apprendre aux particulières à se piquer un peu moins de loger chez elles des reines. Mme  de Lutzelbourg demande justice, et ne l’obtient point. Jugez ce qu’il arrivera de moi, chétif, qui ne suis ici que pour demander des grâces. Ah ! madame, je ne suis pas ici dans mon élément ; ayez pitié d’un pauvre homme qui a abandonné la Rivière-Bourdet, sa patrie, pour un pays étranger. Insensé que je suis ! Je pars dans deux jours, avec M. le duc d’Antin[4], pour aller à Bellegarde voir le roi Stanislas ; car il n’y a sottise dont je ne m’avise. De là je retourne à Bélébat, une seconde fois, avec Mme  de Prie. Ce sera dans ce temps-là, à peu près, que mes affaires seront finies ou manquées. Je ne vous promets plus de venir à la Rivière ; mais seriez-vous bien étonnée si vous m’y voyiez arriver les premiers jours de novembre ? Je vous jure que je n’ai jamais eu plus envie de vous voir. Je songe à vous au milieu des occupations, des inquiétudes, des craintes, des espérances, qui agitent tout le monde en ce pays-ci ; mais vous m’oubliez dans votre oisiveté ; vous avez raison : quand on est avec Mme  du Deffant et M. l’abbé d’Amfreville, il n’y a personne qu’on ne puisse oublier. Je les assure de mes très-humbles respects, aussi bien que le maître de la maison. Adieu, ma chère reine ; comptez sur ma respectueuse et tendre amitié pour toute ma vie.

  1. Voyez tome II, page 277.
  2. Ces vers font partie d’une pièce de Voiture que nous avons donnée, tome XIV, page 143.
  3. Marie-Ursule de Klinglin, mariée à Walter de Lutzelbourg, ou Luzbourg, duquel elle devint veuve en 1736 ; morte âgée de quatre-vingt-deux ans, en son château de l’IIe-Jard, près de Strasbourg, le 23 janvier 1765. Elle était fille de Jean-Baptiste de Klinglin, préteur royal de Strasbourg, et sœur de Christophe de Klinglin, premier président du conseil supérieur d’Alsace. (Cl.)
  4. Louis-Antoine de Pardaillan de Gondrin, seigneur de Bellegarde, premier duc d’Antin, né en 1665 ; aïeul du duc d’Épernon cité dans une note de la lettre 151.