Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 268

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Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 273-274).
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268. — Á M. DE FORMONT.
À Paris, 25 juin 1732.

Grand merci, mon cher ami, des bons conseils que vous me donnez sur le plan d’une tragédie ; mais ils sont venus trop tard. La tragédie[1] était faite. Elle ne m’a coûté que vingt-deux jours. Jamais je n’ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m’entraînait, et la pièce se faisait toute seule. J’ai enfin osé traiter l’amour, mais ce n’est pas l’amour galant et français. Mon amoureux n’est pas un jeune abbé à la toilette d’une bégueule : c’est le plus passionné, le plus fier, le plus tendre, le plus généreux, le plus justement jaloux, le plus cruel, et le plus malheureux de tous les hommes. J’ai enfin taché de peindre ce que j’avais depuis, si longtemps dans la tête, les mœurs turques opposées aux mœurs chrétiennes, et de joindre, dans un même tableau, ce que notre religion peut avoir de plus imposant et même de plus tendre, avec ce que l’amour a de plus touchant et de plus furieux. Je fais transcrire à présent la pièce : dès que j’en aurai un exemplaire au net, il partira pour Rouen, et ira à MM. de Formont et Cideville.

À peine eus-je achevé le dernier vers de ma pièce turco-chrétienne que je suis revenu à Èriphyle, comme Perrin Dandin se délassait à voir des procès[2]. Je crois avoir trouvé le secret de répandre un véritable intérêt sur un sujet qui semblait n’être fait que pour étonner. J’en retranche absolument le grand-prêtre. Je donne plus au tragique et moins à l’épique, et je substitue, autant que je peux, le vrai au merveilleux. Je conserve pourtant toujours mon ombre, qui n’en fera que plus d’effet lorsqu’elle parlera à des gens pour lesquels on s’intéressera davantage. Voilà, en général, quel est mon plan. Je me sais bon gré d’en avoir arrêté l’impression, et de m’être retenu sur le bord du précipice dans lequel j’allais tomber comme un sot.

Adieu, je vous aime bien tendrement, mon cher ami ; il faudra que vous reveniez ici, ou que je retourne à Rouen, car je ne peux plus me passer de vous voir.

  1. Zaïre : voyez la lettre 265.
  2. Racine, les Plaideurs, acte III, scène iv.