Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 329

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 338-339).
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329. — Á M. DE CIDEVILLE.
6 mai.

Je vous écris au milieu des horreurs d’un déménagement, que la lecture de vos vers m’adoucit. Je vais demeurer vis-à-vis le seul ami que le Temple du Goût m’ait fait, vis-à-vis le portail Saint-Gervais[1]. C’est là que je vais mener une vie philosophique dont j’ai toujours eu le projet en tête, et que je n’ai jamais exécuté. Je ne renonce point du tout, mon cher ami, au projet non moins sage, et beaucoup plus agréable, d’aller passer quelques jours avec vous. Mais, avant de vous aller embrasser, il faut que j’accoutume un peu le monde à mon absence. Si on me voyait disparaître tout d’un coup, on croirait que je vais faire imprimer les livres de l’Antéchrist, Il est absolument nécessaire que je reste quelques semaines à Paris, et que je fasse une ou deux échappées, avant de m’aller éclipser totalement avec mon cher Cideville, Le bonheur de vous voir m’est si précieux que je veux me l’assurer.

· · · · · · · · · · Propria hæc di munera faxint.

( Hor., liv. II, sat. vi, v. 5.)

Si je pouvais vous ramener à Paris, et que vous voulussiez accepter un lit auprès de ce beau portail, le rat de ville tâcherait de recevoir le rat des champs de son mieux.

Formont vous aura sans doute mandé que le Paresseux, de de Launai[2], a été reçu comme il le méritait. Ce pauvre diable se ruine à faire imprimer ses ouvrages, et n’a de ressource qu’à faire imprimer ceux des autres. Si l’abbé de Chaulieu n’avait pas fait quelques bons vers, il y a trente ou quarante ans, de Launai était à l’aumône.

La fureur d’imprimer est une maladie épidémique qui ne diminue point. Les infatigables et pesants bénédictins vont donner en dix volumes in-folio[3], que je ne lirai point, l’""Histoire littéraire de la France. J’aime mieux trente vers de vous que tout ce que ces laborieux compilateurs ont jamais écrit.

Vous voyez souvent un homme qui me trompera bien s’il devient jamais compilateur ; il a deux talents qui s’opposent à cette lourde et accablante profession : de l’imagination et de la paresse.

Vous devez reconnaître, à ce petit portrait, le joufflu abbé de Linant, au teint fleuri et au cœur aimable. Je voudrais bien lui être bon à quelque chose, mais il ne paraît pas qu’il ait grande envie de vivre avec moi, et je suis persuadé qu’il ne songe à présent qu’à vous. Cela doit être ainsi, et je compte bien oublier avec vous le reste du monde.

  1. Voltaire fait l’éloge de ce portail, dans le Temple du Goût.
  2. Le Paresseux, comédie en trois actes et en vers, fut joué le 28 avril 1733.
  3. l’Histoire littéraire de la France, commencée par les bénédictins, est in-4o ; le premier volume est de 1733, le seizième est de 1824. L’ouvrage se continue. (B.)