Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 344

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 355-356).
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344. — À M. DE CIDEVILLE.
Ce mercredi, Ier juillet.

Je viens, mon cher ami, d’envoyer au très-diligent, mais très-fautif Jore, une vingt-cinquième[1] Lettre, qui contient une petite dispute que je prends la liberté d’avoir contre Pascal. Le projet est hardi ; mais ce misanthrope chrétien, tout sublime qu’il est, n’est pour moi qu’un homme comme un autre quand il a tort, et je crois qu’il a tort très-souvent. Ce n’est pas contre l’auteur des Provinciales que j’écris : c’est contre l’auteur des Pensées, où il me paraît qu’il attaque l’humanité beaucoup plus cruellement qu’il n’a attaqué les jésuites. Si tous les hommes vous ressemblaient, mon cher Cideville, M. Pascal n’eût point dit tant de mal de la nature humaine. Vous me la rendez respectable et aimable, autant qu’il veut me la rendre odieuse. Je suis bien fâché contre ce dévot satirique de ce qu’il m’a empêché de retoucher Mademoiselle du Guesclin, et d’achever mon opéra. Je ne sais s’il ne vaut pas mieux faire un bon opéra, bien mis en musique, que d’avoir raison contre Pascal. Je vous enverrai et tragédie et opéra, dès que tout cela sera au net. Vous aurez ensuite les pièces fugitives, delicta juventutis meæ[2], que vous avez demandées ; mais il faudra auparavant les retoucher un peu.

· · · · · · · · · · Quæ multa litura coercuit,

(Hor., Art. poet., v. 293)

car, lorsque c’est pour vous qu’on travaille, il faut de bonne besogne.

Mais vous, qui parlez, vous me devez une belle épître, et vous ne me l’envoyez point.

· · · · · · · · · · Cum publicas
Res ordinaris, · · · · · · · · · ·
    cecropio répetes cothurno.

(Hor., liv. II, od. i, v. 10.)

Je vous plains bien de n’avoir pas encore de bonnes lettres de vétérance, et de n’avoir pas vendu votre robe, et de n’être pas à Paris. La dernière lettre que je vous écrivis était toute faite pour un homme comme vous, qui se lève à quatre heures du matin pour les affaires des autres. Je ne vous y parlais que d’affaires et de précautions à prendre.

Si Jore vient chez vous, recommandez-lui bien de faire tout ce que je propose, attendu que c’est pour son bien. Ordonnez-lui de vous remettre tout généralement ce qui sera de mon écriture, lettres, épreuves, etc.

Avez-vous entendu parler d’une nouvelle brochure périodique<reff>Le Pour et Contre, ouvrage périodique d’un goût nouveau (par l’abbé Prévost), qui parut de 1733 à 1740, et dont la collection forme vingt volumes in-12.</ref> que l’abbé Desfontaines donne sous le nom de l’auteur des Mémoires d’un, homme de qualité ? Il y dit du mal de Zaïre. Il a cru qu’il lui était permis de me maltraiter, et d’en user avec moi avec un peu d’ingratitude, en ne donnant pas les choses sous son nom. Je suis fâché qu’un homme qui m’a tant d’obligations me convainque tous les jours que j’ai eu tort de le servir et de l’aimer. J’espère que le petit Linant, qui m’est bien moins obligé, sera plus reconnaissant, et que nous en ferons un très-honnête homme. Il lui manque des agréments, de la vivacité, et de la lecture ; mais tout cela peut s’acquérir par l’usage. Il a tout le reste, qui ne s’acquiert point, jugement, esprit, et talent. Mais il y a encore bien loin de tout ce qu’il a à une bonne tragédie. Je me flatte que ce sera un excellent fruit qui mûrira à la longue.

Adieu ; je vous embrasse ; la poste va partir.

  1. La vingt-cinquième des Lettres philosophiques contenait des Remarques sur les Pensées de Pascal ; voyez tome XXII, page 27.
  2. Psaume xxiv, 7.