Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 361

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 375-378).
◄  Lettre 360
Lettre 362  ►

361. — Á M. L’ABBÉ DE SADE[1].
À Paris, le 29 août.

Ainsi donc vous quittez Paris,
Les belles et les beaux esprits,

Vos études, vos espérances,
Pour aller dans le doux pays
Des agnus et des indulgences.

Votre lettre, monsieur, pouvait seule me dédommager de votre charmante conversation. La divine Emilie savait combien je vous étais attaché, et sait à présent combien je vous regrette. Elle connaît ce que vous valez, et elle mêle ses regrets aux miens. C’est une femme que l’on ne connaît pas ; elle est assurément bien digne de votre estime et de votre amitié. Regardez-moi comme son secrétaire ; écrivez-lui et écrivez-moi, malgré les amusements que vous donnent les femmes d’Avignon.

Au portrait que vous faites des hommes et des femmes du petit comtat de Papimanie,

Je vois que le grand d’Assouci
Eût aujourd’hui mal réussi ;
Car, hélas ! qu’aurait-il pu faire.
Avec son luth et ses chansons,
Auprès de vos vilains gitons
Et des déesses de Cythère ?
Le pauvre homme, alors confondu,
Eût quitté le rond pour l’ovale,
Et se fût à la fin rendu
Hérétique en terre papale.

Pour moi, monsieur, je ne crains point d’être brûlé dans les terres du saint-père, comme vous voulez me le faire appréhender ; vous savez que l’Épître à Uranie n’est pas de moi. D’ailleurs, je craindrais plus pour l’auteur de la Henriade, où les papes sont mal placés, que pour l’auteur de l’épître, où il n’est question que de la religion ; mais, quoi qu’il en soit, je ferais hardiment le voyage de Rome, persuadé qu’avec beaucoup de louis d’or, et nulle dévotion, je serais très-bien reçu.

Nous ne sommes plus dans les temps
D’une ignorante barbarie,
Où l’on faisait brûler les gens
Pour un peu de philosophie ;
Aujourd’hui les gens de bon sens
Ne sont brûlés qu’en l’autre vie.

On a déjà enlevé, à Londres, la traduction anglaise de mes Lettres[2]. C’est une chose assez plaisante que la copie paraisse avant l’original : j’ai heureusement arrêté l’impression du manuscrit français, craignant beaucoup plus le clergé de la cour de France que l’Église anglicane.

Vous me demandez l’Épître à Émilie ; mais vous savez bien que c’est à la divinité même, et non à l’un de ses prêtres, qu’il faut vous adresser, et que je ne peux rien faire sans ses ordres. Vous devez croire qu’il est impossible de lui désobéir. Vous avez bien raison de dire que vous auriez voulu passer votre vie auprès d’elle. Il est vrai qu’elle aime un peu le monde.

Cette belle âme est une étoffe
Qu’elle brode en mille façons ;
Son esprit est très-philosophe,
Et son cœur aime les pompons.

Mais les pompons et le monde sont de son âge, et son mérite est au-dessus de son âge, de son sexe, et du nôtre.

J’avouerai qu’elle est tyrannique :
Il faut, pour lui faire sa cour,
Lui parler de métaphysique
Quand on voudrait parler d’amour ;

mais moi, qui aime assez la métaphysique, et qui préfère l’amitié d’Émilie à tout le reste, je n’ai aucune peine à me contenir dans mes bornes.

Ovide autrefois fut mon maître,
C’est à Locke aujourd’hui de l’être.
L’art de penser est consolant,
Quand on renonce à l’art de plaire.
Ce sont deux beaux métiers vraiment,
Mais où je ne profitai guère.

J’aurais du moins fait quelque profit dans l’art de penser, entre Émilie et vous ; j’aurais été l’admirateur de tous deux ; je n’aurais jamais été jaloux des préférences que vous méritez. J’aurais dit de sa maison, comme Horace de celle de Mécène :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Ni mi officit unquam,
Ditior hic, aut est quia doctior ; est locus uni-
Cuique suus.

(Liv. I, sat. ix, v. 50.)

Mais vous allez courir à Avignon ; Émilie est toujours à la cour, et cette divine abeille va porter son miel aux bourdons de Versailles. Pour moi, je reste presque toujours dans ma solitude, entre la poésie et la philosopbie.

Je connais fort M. de Caumont[3] de réputation, et c’en est assez pour l’aimer. Si je peux me flatter de votre suffrage et du sien,

Sublimi feriam sidéra vertice.

(Hor., liv. I, od. i.)

Adieu. Le papier me manque. Vale.

  1. Jacques-François-Paul— Alphonse de Sade, cité plus haut, lettre 292, frère puîné du comte de ce nom, à qui une lettre d’octobre 1733 est adressée, naquit en 1705. Il fut d’abord vicaire général de l’archevêque de Toulouse, et ensuite de celui de Narbonne. Il était de la branche de Sade-Mazan, l’une des trois qui avait pour souche la belle Laure de Noves ; aussi composa-t-il des Mémoires sur la vie de Pétrarque. Cet ecclésiastique, mort le 31 décembre 1778, sept mois après Voltaire, passa pour être un des amants de Mme  de La Popelinière, morte vers 1752.
  2. Les Lettres philosophiques.
  3. Joseph de Seitres, marquis de Caumont, né le 30 juin 1688 ; correspondant honoraire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres ; mort à Avignon, le 25 septembre 1745. (Cl.)