Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 412

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 428-430).
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412. — Á M. DE CIDEVILLE.
Le 1er juin.

La dernière lettre que je vous écrivis, mon cher ami, sur le compte de Jore, était fondée sur ceci :

Lorsqu’il me tomba entre les mains, il y a quelques années, des feuilles et des épreuves de cette édition supprimée dont il a été soupçonné, il y avait des fautes considérables dont je me souviens, et j’ai retrouvé ces mêmes fautes dans les exemplaires qu’on a débités à Paris,

Y a-t-il une apparence plus forte, et n’étais-je pas bien en droit de le soupçonner ? Cependant j’apprends qu’on ne le croit pas coupable, et qu’il est en liberté. J’apprends, en même temps, qu’il a eu avec moi un procédé bien contraire au mien. Dans le temps qu’il était en prison, je ne cessais d’écrire aux magistrats et aux ministres pour les assurer de son innocence ; et lui, au contraire, a dit au lieutenant de police que c’était moi-même qui avais fait faire cette édition qu’on a débitée. Sur sa déposition on a été tout renverser dans ma maison à Paris ; on a saisi une petite armoire où étaient mes papiers et toute ma fortune, on l’a portée chez le lieutenant de police ; elle s’est ouverte en chemin, et tout a été au pillage.

Je pardonne à Jore de tout mon cœur tout ce qu’il a pu dire, et ce qui m’a attiré cette cruelle visite. Je crois qu’étant bien persuadé, comme il l’était, que je n’avais nulle part à cette édition, il a prévu que la visite qu’on ferait chez moi ne servirait qu′à ma justification : et c’est ce qui est arrivé.

Pour lui, s’il est vrai qu’il soit associé avec quelque personne des pays étrangers, et qu’ils aient en effet une édition de ce livre, laquelle n’ait point encore paru, je l’en félicite de tout mon cœur, car il est sûr que son édition sera la meilleure, et que, tôt ou tard, il trouvera bien le moyen de s’en défaire avec avantage. On vient de saisir à Paris une presse à laquelle on travaillait à réimprimer cet ouvrage ; cette presse était chez un particulier. Le libraire qui devait débiter cette édition nouvelle est connu[1], et, je crois, arrêté. Cette découverte fera deux biens : elle servira, en premier lieu, à justifier Jore, et pourra même faire découvrir l’imprimeur de l’édition débitée dans Paris ; en second lieu, elle intimidera les autres libraires, qui n’oseront pas se charger d’imprimer le livre, et alors, s’il arrivait que Jore eût des exemplaires des pays étrangers ou autrement, il y gagnerait considérablement : ainsi, de façon ou d’autre, il ne peut se plaindre, car s’il a une édition, il la débitera ; s’il n’en a point, il ne perd rien.

J’ai assuré qu’il n’en a point, et je l’assure encore tous les jours. C’est un principe dont il ne faut plus s’écarter. Dans les commencements de l’orage, je lui écrivis des choses assez ambiguës : s’il m’avait fait un mot de réponse, il m’aurait rassuré, au lieu qu’il m’a laissé toujours dans l’inquiétude ; et j’ai été incertain de ce qu’il ferait et de ce que je devais faire. Sa grande faute est de ne m’avoir point écrit. Que lui coûtait-il de dire : « Je n’ai jamais vu ni connu cette édition, et c’est ainsi que je parlerai toujours ? »

Heureusement il a tenu aux magistrats ce discours, dont il aurait d’abord dû m’instruire. Il n’y a donc plus à s’en dédire. Il n’a jamais eu la moindre part à aucune édition de ce livre : c’est ce que je crois, et ce que je soutiens fermement ; mais cependant le ministère prétend qu’il faut que je lui remette cette prétendue édition, que j’avais, dit-on, fait faire par Jore. À cela je n’ai autre chose à répondre, sinon que je ne peux changer de langage, que je ne connais pas cette édition plus que Jore ; que je l’ai toujours dit et le dirai toujours. Il est bien vrai qu’il y a eu, pendant plus d’un an, des exemplaires imprimés des Lettres philosophiques, entre les mains de quelques particuliers de Paris ; mais ces exemplaires étaient d’une édition faite en Angleterre, de laquelle je ne suis pas le maître.

Je ne peux pas, pour contenter le ministère, trouver une édition qui n’existe point, et je peux encore moins me déshonorer, en trouvant une édition que j’ai toujours assuré que je ne connaissais pas. Le résultat de tout ceci est qu’il est absolument nécessaire que Jore m’instruise de tout ce qui s’est passé ; que, de mon côté, je demeure convaincu qu’il n’a jamais pensé à faire une édition ; que, du sien, il demeure tranquille ; mais, surtout, que je sache ce qu’il a dit à M. Hérault, afin que je m’y conforme, en cas de besoin.

J’apprends, dans le moment, que mes affaires vont très-bien ; que la découverte de cet imprimeur, qui faisait une nouvelle édition, a beaucoup servi à ma justification ; que tous les incrédules de la ville et de la cour se sont déchaînés contre les dévots.

Sæpe, premente deo, fort deus alter opem.

(Ovid., Trist. I, eleg. ii, v. 4.)

Écrivez-moi hardiment sous le couvert de l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merry, à Paris. Mille compliments à nos amis.

  1. René Josse, voyez tome XXII, page 77. Il était cousin de J.-Fr. Josse, à qui est adressée a lettre 310.