Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 465

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 481-483).
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465. Á M. L′ABBÉ DE BRETEUIL
[1].

Vénus et le dieu de la table,
Et Martelière à leur côté,
Chantaient tous trois un air aimable,
Que tous trois vous avaient dicté ;
Mais bientôt réduits à se taire,
Quelle douleur trouble leurs sens,
Quand on leur dit qu’en son printemps
Le plus gai, le plus fait pour plaire,
Des convives et des amants,
Laissait là Comus et Cythère
Pour être grand-vicaire à Sens !
Plaisirs, Amours, troupe légère
Il faut calmer votre douleur :
La sainte Église aura beau faire.
Vous serez toujours dans son cœur.

Du froid séjour de la Prudence
Il saura descendre en vos bras,
Escorté de la Bienséance,
Qui relève encor vos appas.
Et donne une jouissance
Que Lattaignant[2] ne connaît pas.
Un cœur indiscret et volage,
Toujours occupé de jouir,
À souvent l’ennui pour partage ;
Mais celui qui sait s’asservir
À ses devoirs, et vivre en sage.
Est bien plus digne de plaisir.
Et le goûte bien davantage.
Ainsi Bossuet autrefois,
Ce dernier père de l’Église,
Dans les bras de la jeune Lise
Devint père aussi quelquefois.
Monsieur son neveu[3], dans le temple,
Apporta les mêmes vertus :
C’est un bel exemple de plus ;
Mais on n’a pas besoin d’exemple.

Il ne vous manque plus que l’évêché, monsieur ; vous avez tout le reste, et, pour moi, je ne souhaite autre chose que d’être votre diocésain. Vous auriez eu déjà de grands bénéfices si vous étiez né du temps qu’on donnait un évêché[4] à Godeau pour des vers, et une abbaye[5] considérable à Desportes pour un sonnet. Vous faites des vers mieux qu’eux, quand vous voulez jouer avec les Muses. Mais, puisque la fortune ne se fait plus aujourd’hui par la rime, vous la ferez par la raison, par la supériorité de votre esprit, par vos talents pour les affaires, et par la vraie éloquence, qui n’est pas, je crois, d’entasser des figures d’orateur, mais de concevoir clairement, de s’énoncer de même, et d’avoir toujours le mot propre à commandement.

Voilà ce que j’ai cru apercevoir en vous ; voilà ce qui vous donnera une vraie supériorité sur tous vos confrères, et qui fera votre réputation autant que votre fortune. Vous êtes un homme de toutes les heures ; vous me paraissez aussi solide en affaires qu’aimable à souper. Il y a quelque fée qui préside à ces talents-là, et qui a eu soin de votre éducation comme de celle de madame votre sœur. Je vous retrouve à tout moment dans elle, et je crois qu’elle ne vous regrette pas plus que moi.

Adieu, monsieur ; conservez quelque bonté pour un homme dont vous connaissez la respectueuse tendresse pour vous.

  1. Élisabeth-Théodose Le Tonnellier, né le 8 décembre 1712. frère puîné de la marquise du Chàtelet. Cette lettre est sans doute postérieure de quelques années à 1735 ; il est peu probable que l’abbé de Breteuil ait été nommé grand vicaire à vingt-deux ans. (Cl.)
  2. Lattaignant (Gabriel-Charles), abbé, né en 1697, mort le 10 janvier 1779, à qui est adressée la lettre du 16 avril 1778.
  3. Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Troyes, mort en 1743.
  4. Celui de Vence.
  5. Celle de Tyron.